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Culture - Rencontre

Gabriel Yared à « L’OLJ » : Ma liberté me coûte cher en souffrances

À Beyrouth, à l'occasion de la sortie de « The Prophet », le film d'animation adapté de l'œuvre phare de Gibran Khalil Gibran, Gabriel Yared, qui en a signé la musique, est revenu sur les « belles collaborations » engendrées par ce projet. Mais il a aussi et surtout accepté de dévoiler sa sensibilité d'homme, que l'on oublie souvent au profit du musicien, en se livrant au jeu d'un questionnaire inspiré de la vingtaine de chapitres du livre-évangile de Gibran.

Gabriel Yared toujours présent au rendez-vous avec le Liban.

Faut-il encore présenter Gabriel Yared ? Retracer son parcours étoilé ? Rappeler ses succès, la somme de distinctions Oscars, Césars, Golden Globes ou autres Grammy Awards qui ont émaillé sa carrière ? Depuis un certain English Patient en 1997, le compositeur libanais est devenu une star interplanétaire de la musique de film. Sauf que – fait assez rarissime pour mériter d'être signalé – la célébrité ne l'a pas transformé. Gabriel Yared est resté d'une simplicité, d'une discrétion et d'une accessibilité aux autres (aux étudiants et amoureux de la musique surtout) qui forcent le respect. De rencontre en rencontre, au gré de ses passages au Liban, l'homme ne change pas. Juste aminci, peut-être un peu plus serein, en chemise blanche, jeans et baskets immaculés, il est toujours le même, le regard perdu dans des projets, des notes et des partitions... La parole fluide porteuse, elle aussi, d'une certaine musicalité, d'une poésie qui rime parfois avec mélancolie.

Mais n'allez pas croire que le talentueux Monsieur Yared est un mouton. Plutôt « bélier », et même « bélier noir », comme le surnommait son père. Conscient de son talent, de cette « grâce qui (l')habite depuis toujours », intransigeant quant son travail est mis en cause et en même temps torturé par une exigence d'absolu qui le fait douter en permanence, le musicien carbure à l'émotion, aux coups de cœur, aux belles rencontres. Celle avec l'équipe du Prophet en est une. À commencer par Salma Hayeck qui, dit-il, « est faite de feu et, en même temps, d'une grande sensibilité et d'une grande intelligence. Elle m'a communiqué sa passion, son enthousiasme pour ce livre et pour ce film. Sachant qu'on ne peut pas faire un film à partir de l'œuvre originale de Gibran, elle a monté avec Roger Allers (le réalisateur du Roi Lion) une histoire qui sert de canevas à huit chapitres tirés du Prophète, tournés chacun par un réalisateur différent. C'est la chose la plus périlleuse qui soit. Et en même temps, c'est celle qui illustre le mieux la diversité du livre de Gibran ».
Gabriel Yared et Gibran Khalil Gibran, c'est une longue histoire... de rendez-vous ponctuels. Le premier remontant aux années 60. « J'ai retrouvé, récemment, dans mes archives, une partition pour orchestre intitulée Séquence sons et lumières Gibran Khalil Gibran que j'avais écrite et enregistré à 17 ans. Par ailleurs, il y a quelques années, Amin Maalouf est venu me solliciter pour un projet qui tourne autour de Gibran. Il ne s'agit pas de parler du Prophète mais de faire un oratorio sur la vie de son auteur et, en particulier, les femmes de sa vie. Pour de multiples raisons, ce projet n'a pas encore abouti, mais il est toujours en gestation. Donc, avant d'aborder la B.O. de ce film d'animation, j'avais déjà un certain lien avec l'auteur du Prophète. »
Et d'ajouter : « Cet ouvrage, quand je l'ai lu la première fois, j'étais très jeune, et j'avais trouvé Gibran un peu donneur de leçons. Après, avec le temps et les relectures, on comprend qu'il essayait, avec un peu de didactisme, de nous mener vers une vérité qui est une et que l'on retrouve dans les Évangiles, le Coran et toutes les religions. C'est quelque chose qui me parle beaucoup et que j'avais envie de transmettre musicalement. »

Sur les 6 des 8 chapitres du Prophète dont il a signé la musique (les deux autres étant illustrés par des chansons), ceux qui ont particulièrement « inspiré » Gabriel Yared sont La mort et le Mariage, dit-il. Pour illustrer « la grande faucheuse » il a écrit « un genre de petit concerto pour orchestre et violoncelle auquel la voix d'une soprane se joint aussi à la fin ». Tandis que pour le poème du mariage, il a créé « un tango oriental épousant parfaitement le synopsis de Joann Sfar mettant en scène, sur une chorégraphie de Philippe Decouflé, une superbe danse de couple à la fois très sensuelle et très guerrière ».
Autant de professionnels pour lesquels Gabriel Yared ne cache pas son admiration. Le violoncelliste Yo Yo Ma en tête, qui interprète le thème de Mostafa, le prophète. « J'avais d'abord pensé à une voix chantée. Et puis Salma Hayek m'a présenté Yo Yo Ma. Son violoncelle est ce qui peut le plus se rapprocher de la voix humaine. Il chante avec un archet. Il m'a inspiré une musique élégiaque et lyrique qui ressemble beaucoup au personnage. Alors que pour la petite al-Mitra, j'ai composé un thème très simple joué parfois par le nay, parfois par une petite flûte. Et pour le sergent en charge de garder le poète, qui est à mes yeux l'un des personnages les plus sympathiques du film, j'ai écris une musique coquine et légère. »
« J'ai pris un immense plaisir à travailler sur ce film », conclut Gabriel Yared. Gageons que les spectateurs se laisseront autant emporter par le lyrisme de sa musique que par la beauté de ce film d'animation tout empreint de poésie(s).

 

 



Des chapitres de sa vie


Sur le tempo des chapitres du Prophète, les thèmes de vie de Gabriel Yared.

L'amour « Tout ce que je peux dire, c'est que j'ai eu des flambées d'amour, des étincelles, mais rien qui n'ait duré. Sauf un seul amour, celui de la musique. »

Les enfants « Il m'est difficile d'en parler. Parce que j'ai été un enfant qui a mal vécu l'enfance. Et, en même temps, il me semble qu'aujourd'hui, et à mon âge, je continue à avoir des attitudes enfantines. »

Le don « Il y a le don du ciel. Le talent. Celui que j'ai reçu est inestimable. D'ailleurs, j'ai passé ma vie – et je continue – à essayer de rendre aux autres ce que je considère être une grâce. Et puis il y a le don de soi. Que je vis en permanence dans la composition musicale. Moi, je me donne dans chaque note, chaque musique que j'écris, quelle que soit l'importance de l'œuvre : musique de film, de ballet, d'opéra ou jingle publicitaire... »

L'enseignement « J'ai la chance de pouvoir communiquer ce qui est en moi, de donner le fruit de mon expérience à travers des tournées dans les conservatoires, les écoles de musique, le Royal College à Londres... Je l'ai fait et je sais que j'ai bouleversé des vies dans tous les endroits où je suis passé. J'ai formé pas mal de musiciens, dont trois ou quatre sont aujourd'hui des noms connus dans la composition de musiques de films. Mais on donne aussi pour soi, pour s'obliger à se renouveler... »

La boisson et la nourriture « Je suis né goulu. Je passais beaucoup de temps à manger au pensionnat. La nourriture a été pour moi une compensation à un manque, celui d'un enfant séparé de ses parents. Quant à la boisson, comme je suis un homme excessif, j'en ai abusé, parce que les voyages imaginaires, l'inspiration, plein de choses... Jusqu'au moment où je me suis rendu compte qu'elle ne menait nulle part, à part vers une certaine autodestruction. Aujourd'hui j'en ai triomphé. »

Le travail « Quand j'ai lu le Prophète pour la première fois, j'étais très jeune, je me souviens d'une phrase :

Le travail, c'est l'amour rendu visible. Je l'avais surlignée, en pensant que c'était la plus belle trouvaille de Gibran. C'est probablement ce qui me correspond le plus dans ma vie. »

La liberté « Celle que j'ai conquis d'abord. En partant, en prenant des risques, en travaillant dans des bars, pour gagner l'indépendance de faire ce que je voulais. Mais surtout la liberté de composer autre chose que ce qui est habituel ou convenu. C'est une liberté qui me coûte cher, en temps et en souffrances. »

La connaissance de soi « Toute ma vie, je me suis intéressé à ce qu'il y a au-dessus, ce qu'il y a autour, ce qui est invisible et indicible. Ce quelque chose que les gens appellent spiritualité et que j'appelle connaissance de soi. Mais je ne pense pas me connaître. Si j'avais le recul de pouvoir entendre ce que je fais, je pourrais alors y arriver, car tout ce que je fais est l'illustration de ce que je suis. »

L'amitié « Je suis très solitaire. Je n'ai pas beaucoup d'amis. Mais je suis très fidèle. Par contre, je ne suis pas très présent. Je m'absente beaucoup, et ce que je demande à l'amitié, c'est qu'elle demeure, quel que soit le moment où je reviens ou que l'autre revient ; qu'elle demeure comme si le temps n'était pas passé. Aujourd'hui, grâce aux courriels et autres sms, j'arrive à faire vivre l'amitié sans me montrer, mais je montre mon cœur à travers mes mots. »

La parole « Il m'est souvent arrivé de déguiser ma pensée, non pas pour ne pas heurter l'autre, mais parce qu'il m'est très difficile de la mettre en mots... Le mot a toujours été pour moi comme une béquille par rapport au son. Je peux en quelques mesures dire quelque chose qui ira droit à votre cœur, votre tête, votre corps, votre esprit... Je trouve qu'on a tellement abusé de la parole. »

La prière et la beauté « Elles sont assez proches. Quand je recherche la beauté, j'ai l'impression de prier. »

Le plaisir « C'est important pour moi. Que chaque instant soit jouissif. Mais je ne le vis pas comme cela. Aucun d'entre nous ne le vit comme cela. Finalement ça ne me parle pas beaucoup, le plaisir... »

Le temps « J'ai toujours eu la sensation d'avoir tout mon temps. Je ne le sens pas passer. Les cheveux gris ne m'importent pas. Ce qui était hier ne compte plus. Je vis avec la sensation que je ne mourrai jamais. »

 

 

« Le Prophète » et Baalbeck


On retrouvera cet été le compositeur au grand spectacle d'ouverture du Festival de Baalbeck auquel Gabriel Yared offre deux de ses compositions : la première sur le poème de Nadia Tuéni, Baalbeck, qui sera interprété par Fadia Tomb el-Hage, et un morceau musical tiré de The Prophet.

 

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