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Nos Lecteurs ont la Parole - Le centenaire du génocide arménien

Les mots rédempteurs

Beaucoup d'articles, d'ouvrages, de dossiers, de documentaires ont été produits pour le centenaire, le 24 avril 2015, du génocide arménien (1,5 million de morts), qui demeure une des plus grandes tragédies humaines du début du XXe siècle et de la Première Guerre mondiale.
Les témoignages, les images, les récits qui reprennent cette mémoire ravagée sont à la limite du supportable. C'est essentiel de lutter contre l'oubli pour que toutes ces souffrances ne soient pas vaines et qu'elles servent de leçon à toute l'humanité, au-delà des différentes cultures qui souvent constituent nos nations.
Certes, il y a une dimension politique à la controverse qui continue à opposer le pouvoir politique d'Ankara (guerre civile) à celui d'Erevan (génocide) et qu'essaie d'arbitrer au mieux la communauté internationale.
Nous savons aujourd'hui que ce qui culturel est également politique puisque ce sont les deux faces d'une même médaille, l'une reflétant ou traduisant l'autre, l'une étant l'âme, l'autre l'action. L'humain a besoin de ces deux dimensions pour continuer dignement à exister. Les peuples comme les individus éprouvent et s'incarnent, se battent, se débattent, transmettent et s'enracinent, pour se préserver le plus longtemps et ne pas disparaître.
Toutefois, il faudrait accepter que parfois de grandes cultures ont engendré, à travers l'histoire, notamment en période de crise, des idéologies criminelles et disproportionnées pour se mobiliser et se protéger. De grandes nations ont eu des phases de ténèbres, où se sont déchaînées les forces obscures de l'instinct. Entre le bourreau et la victime, les mots sont rédempteurs, autant pour l'un que pour l'autre. Reconnaître le génocide arménien ne signifie nullement que la Turquie (et, avant elle, l'Empire ottoman qui dura près de cinq siècles) n'est pas une grande nation, ayant une vaste culture à travers l'histoire, mais bien au contraire, c'est une manière de se réhabiliter, à ses propres yeux d'abord et puis aux yeux du monde. C'est ouvrir une nouvelle page en assumant totalement son passé et se tourner résolument vers l'avenir pour redevenir une grande nation. La Turquie ne perd rien en revenant honnêtement sur cette période haineuse et honnie. Elle ne peut qu'en sortir grandie, car elle récupère en comparaison sa période lumineuse. Il n'y a pas de splendeur sans misère, de gloire sans déclin, ni de grandeur sans abîme.
Le terme génocide a été inventé en 1944, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour caractériser le génocide juif, perpétré par l'idéologie nazie (nationale-socialiste). Le reconnaître par l'Allemagne n'a pas empêché cette culture de s'incarner à nouveau, dans une grande nation moderne, prospère, puissante et pacifique. La nation est la continuité indispensable d'une communauté culturelle et politique, qui peut connaître des phases de déchéance mais qui peut également se régénérer.
Par ailleurs, le peuple arménien a un besoin légitime que sa tragédie soit reconnue par une dénomination exacte, car elle est constitutive par l'ampleur (plus des deux tiers de sa population vivant dans les territoires ottomans) de son sort et de son devenir. Nommer les choses, après une violence traumatique, est essentiel, voire vital, pour se reconstruire, car c'est une manière de rétablir un cadre qui a éclaté, un miroir qui s'est brisé en mille morceaux, un lien brutalement et férocement rompu, de rationaliser une douleur irrationnelle, de surmonter une cassure épouvantable, de retrouver sa mémoire enfouie ou refoulée, et son corps démembré et éparpillé. Il faut, pour l'humain en grande souffrance, pouvoir mettre des mots sur l'innommable. C'est une manière de reconnaître (renaître avec) et de se remettre à exister. En refusant farouchement depuis un siècle le terme de génocide, la Turquie nouvelle (politique) nie le peuple arménien qui vivait sur son sol et se nie elle-même. Heureusement, beaucoup de consciences libres, au sein du peuple turc lui-même, comprennent par empathie cet enjeu et militent activement pour cette reconnaissance car elles se sentent appartenir à une histoire commune et à une même humanité. Un des plus engagés est Yachar Kemal, le propre petit-fils de Jamal Pacha, qui orchestra le génocide avec Talaat et Enver, les trois ayant établi en 1913 une dictature militaire.
Une nation survit par ses intérêts et ses conquêtes, mais également par les valeurs morales et humaines qu'elle défend. Il y a une limite qu'il faudrait respecter, et cela chez les plus puissants, avant les plus faibles. Reconnaître par la Turquie le génocide arménien, c'est nommer les choses pour les dépasser, c'est rétablir cette limite.

Bahjat RIZK

Beaucoup d'articles, d'ouvrages, de dossiers, de documentaires ont été produits pour le centenaire, le 24 avril 2015, du génocide arménien (1,5 million de morts), qui demeure une des plus grandes tragédies humaines du début du XXe siècle et de la Première Guerre mondiale.Les témoignages, les images, les récits qui reprennent cette mémoire ravagée sont à la limite du supportable....

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