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À La Une - Spécial centenaire du génocide arménien

À Bourj Hammoud, les artisans résistent face aux importations chinoises

Il fut un temps où Bourj Hammoud était le haut lieu de l'artisanat : chaussures, sacs, maroquinerie, confection... Avec le temps et la concurrence chinoise, nombre d'artisans luttent pour préserver leur fonds de commerce prospère.

Lina Vartanian, au centre, a toujours été fascinée par la couture. Photo Michel Sayegh

Au début, il y avait une tour (bourj) et rien qu'une tour dans un terrain vague. Elle appartenait à l'une des rares familles qui habitaient la région : les Hammoud. Aussi, désignait-on cette zone par Bourj Hammoud. Plusieurs familles libanaises résidaient au début du siècle dernier dans la localité, qui a connu son essor quelques dizaines d'années après l'arrivée des Arméniens qui fuyaient le génocide de 1915. Ils y ont construit des quartiers qu'ils ont baptisés du nom de leur village d'origine, en ajoutant l'adjectif « nor », qui signifie en langue arménienne nouveau. À Bourj Hammoud, aujourd'hui, on vit et évolue dans des secteurs appelés Nor Marach, Nor Adana, ou encore Nor Sis.
Ils ont quitté leur terre, démunis de tout. Et pour gagner leur vie, ils ont exercé de petits métiers artisanaux. Certains se sont mis à travailler le cuir et les étoffes ; ils sont devenus cordonniers, tisserands ou couturiers. D'autres, plus nantis, ont repris le métier de leurs parents qui ciselaient l'or.

 

 

 


Aujourd'hui, Bourj Hammoud représente une superficie de trois kilomètres carrés et s'étend de la zone industrielle, sur le front de mer non loin de Dora, jusqu'au quartier de Nabaa. Elle compte environ 200 000 habitants. Ici, divers commerces ont pignon sur rue, notamment des bijouteries, des boutiques de maroquinerie et de prêt-à-porter, des galeries d'ameublement.


Malgré l'industrialisation et les importations chinoises dont se plaignent les artisans arméniens, Bourj Hammoud offre une atmosphère unique en ville, où l'on peut encore observer les tanneurs dans leurs échoppes ou bien quelques cordonniers à l'œuvre, installés sur le trottoir devant leur petit atelier. Dans les rues étroites, on découvre toutes sortes de boutiques qui vendent des objets à des prix imbattables : tissus, nappes, électroménagers, articles de décoration, faux bijoux, et d'autres, beaucoup d'autres marchandises.
Les Arméniens ont appris l'artisanat de père en fils. Travailleurs acharnés et artistes, ils ont excellé dans la maroquinerie, la confection, la joaillerie et d'autres métiers qui exigent savoir-faire et minutie. Arrivés au Liban dépouillés de tout, ils gardent jusqu'à présent un profond respect pour les personnes qui travaillent de leurs mains et pour les métiers transmis de génération en génération. D'ailleurs, ceux qui travaillent toujours dans les ateliers ont appris jeunes le métier dans les ateliers de leurs pères.
Robert Tokadjian se souvient de la première fois qu'il avait essayé de travailler : il avait pris des ciseaux et avait coupé une ceinture que son papa confectionnait.
« J'avais sept ans. J'ai été sévèrement réprimandé. Plus tard, je me suis rendu souvent à l'atelier avec mes camarades. Nous jouions avec des coupures et des lanières de cuir dont mon père n'avait plus besoin. Et c'était très amusant », raconte-t-il. « Mon père a appris le métier à l'orphelinat. Aujourd'hui, nous avons une boutique à Los Angeles », ajoute-t-il tout fier.

 

Waroujan Barsakjian produit des agrafes pour les usines de confection. Photo Michel Sayegh

 

Apprendre à aimer un métier
Un peu plus loin, on rencontre Waroujan Barsakhian, qui est artiste à ses heures perdues. Toute sa vie il a dessiné et joué de la batterie. Mais même si les Arméniens sont connus pour être doués pour l'art, il a gagné sa vie grâce à l'atelier qu'il occupe. Il produit, entre autres, des agrafes pour les usines de confection. Il affûte également les couteaux usés...
« Dans ce même atelier, ma famille fabriquait des bicyclettes... C'était à l'époque où les vélos coûtaient trop cher. On travaillait le métal, on fabriquait, retapait et réparait les bicyclettes », raconte-t-il.
Dans un petit atelier, Razmig Kenenjian travaille le cuir. Il confectionne des chaussures, leur change la couleur ou le modèle, teignant des escarpins blancs en rouge ou encore plaçant un zipper sur des bottes trop étroites.

 

 

 


Razmig, à peine trente ans, a appris le métier de son grand-père. « Ça m'amusait beaucoup de venir chez lui quand j'étais petit, surtout en été. L'atelier me fascinait. J'ai grandi, et les circonstances m'ont obligé à reprendre son travail. J'ai appris aussi à aimer ce métier », confie-t-il, exhibant fièrement les grosses aiguilles qu'il utilise pour coudre les semelles de grosses chaussures.
Il montre également des chaussures qu'il a lui-même confectionnées. « Il suffit de me montrer le modèle et de me donner la pointure », explique-t-il.
En face de l'atelier de Razmig se trouve un autre consacré à la couture. Lina Vartanian, originaire d'Alep, confie : « J'ai toujours aimé la couture. J'étais fascinée quand ma mère se mettait devant sa machine à coudre. J'ai appris le métier à l'âge de 14 ans. Et j'aime toujours ce que je fais. À Alep, je confectionnais des robes du soir. Là, je fais autre chose, des jupes en tulle ou des nappes de cuisine. » Elle parle aussi de la couture artisanale arménienne, des points que la machine ne peut pas dessiner. Il s'agit des points d'aiguille de Ayntab, d'Urfa, de Sevag. Des localités que les Arméniens du Liban ont été obligés de quitter au siècle dernier.

 

Chez les Tokadjian, on apprend la maroquinerie de père en fils. Photo Michel Sayegh

 

 

Guiragossian pour prof
Chahé der Boghossian, lui, a deux métiers. Il est peintre et participe souvent à des expositions, mais il est aussi artisan.
« J'ai appris à dessiner à l'école, à Zokak el-Blatt, mon prof était Paul Guiragossian. J'avais douze ans. Plus tard, j'ai pris des cours particuliers chez Arthur Torossian », raconte-t-il, sortant d'un tiroir des reproductions plus petites de ses aquarelles.
« On ne peut pas vivre de l'art. C'est pour cela que je possède un autre métier », indique Chahé qui gère un magasin où il vend de la vaisselle et des produits électroménagers, et répare les cocottes-minute tombées en panne. « Ce genre de marmite coûte cher et nombre de personnes préfèrent ne pas avoir à les remplacer quand elles s'abîment. Je les répare en une dizaine de minutes », explique-t-il.
Dans un autre atelier, Rafi Keushgerian confectionne des chaussures avec son oncle Sarkis. Il tient le métier de son grand-père. Son oncle, qui a appris ce savoir-faire dès l'âge de 10 ans, indique qu'avant la modernisation du travail, il fallait 18 heures pour fabriquer cinq paires de chaussures, aujourd'hui on peut en faire trente paires en une journée. « Tout a changé. Il y a bien longtemps, je cousais encore les chaussures d'hommes, on n'utilisait pas la colle autant que maintenant », note-t-il. « On peut tout apprendre. L'important c'est d'avoir la volonté de le faire. Le travail n'est jamais facile mais on finit toujours par apprendre un métier », dit-il, répétant probablement une devise arménienne.

 

 

 

 


Dans une ruelle de Bourj Hammoud, on trouve un petit atelier d'un autre genre. Ici l'on propose aux fabricants de chaussures des patrons informatisés de toutes les pointures, permettant de moderniser encore plus le travail. Mira Amer Khochafian a importé la technique de Grèce. « Cela facilite et accélère la production », note-t-elle.

Un poster est collé à l'un des murs de l'atelier. C'est l'image de son grand-père travaillant avec un groupe d'hommes dans un atelier de confection de chaussures au souk des Arméniens à Beyrouth.
Il semble que ce temps-là est bel et bien révolu.

 

Sarkis Kenshgerian a appris à confectionner des chaussures alors qu'il avait 10 ans. Photo Michel Sayegh

 

Spécialités, recettes et saveurs d'Arménie

Une promenade à Bourj Hammoud restera incomplète si on ne s'arrête pas devant une boulangerie, un traiteur ou un restaurant pour déguster les spécialités arméniennes. Certains viennent là uniquement dans le but de déguster sur place ou de rapporter à la maison des spécialités d'Arménie. Et elles sont nombreuses.
On n'oublie pas la « kebbé harra » bien épicée, le soujok et le basterma, charcuteries à base de viande de bœuf, ou encore la lahmé beajine, à la pâte ultrafine et à la farce bien épicée, arrosée de jus de citron. Mais, il y a d'autres, beaucoup d'autres spécialités. Le subereck par exemple. Tous les vendredis midi, ce plat sans viande est disponible dans divers restaurants. Pourtant, certaines familles arméniennes le préparent les dimanches ou les jours fériés, car ce mets traditionnel nécessite beaucoup de temps et de travail pour être confectionné. Imaginez une pâte pétrie durant des heures, finement étalée ensuite de l'épaisseur d'une feuille de papier. Dans un plateau allant au four, on étend les morceaux de pâte l'un au-dessus de l'autre, séparés par une couche de beurre et de deux genres de fromage râpé.

 

(Lire aussi : Aline Kamakian et Serge Macaron : porter haut les traditions culinaires arméniennes)

 


La « manté » est un plat consistant à base de pâte, un peu semblable au chich barak. De toutes petites boules de pâte sont farcies de viande hachée, placées côte-à-côte dans un plateau allant au four. Une fois bien grillées, elles sont arrosées d'une sauce à base de yaourt, d'ail, d'épices et de pignons. Bourj Hammoud est aussi un marché aux épices. C'est là que l'on peut se procurer divers genres de concentrés de piment rouge, de piment rouge en poudre ou encore d'olives farcies de cette même épice si chère aux Arméniens.

 

Notre supplément spécial centenaire du génocide arménien, "De la douleur à la renaissance" est disponible ici et dans les kiosques au Liban

 

Au sommaire, notamment

-Les petits-enfants du génocide

-Le cri du coeur d'un Arménien "comme les autres"

-Les Hadidian et l'histoire de la joaillerie au Liban

-Rencontre avec Paul Haidostian, président de l'Université Haigazian

et bien d'autres articles, interviews et reportages encore.

 

 

 

 

 

 

Au début, il y avait une tour (bourj) et rien qu'une tour dans un terrain vague. Elle appartenait à l'une des rares familles qui habitaient la région : les Hammoud. Aussi, désignait-on cette zone par Bourj Hammoud. Plusieurs familles libanaises résidaient au début du siècle dernier dans la localité, qui a connu son essor quelques dizaines d'années après l'arrivée des Arméniens qui...

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