Rechercher
Rechercher

Liban - Échos de l’agora

Le deuil impossible de la guerre libanaise

Dès qu'on évoque la guerre civile du Liban (13/04/1975 – 13/10/1990), on déclenche une série de réactions qui révèlent combien le travail du deuil n'est pas encore accompli. Comment réaliser un travail de mémoire alors qu'on ne connaît pas le sort de milliers de disparus. La plupart croupissent sans doute dans les geôles de la famille Assad de Syrie. Mais le régime de Damas a une seule politique en la matière : le silence.

Aucun travail récupérateur n'est venu purifier la mémoire collective depuis 1990. Nul n'ose faire face aux vieux démons de toujours qui font que, depuis la lointaine époque de l'émir Bechir II Chéhab, nous vivons une situation de belligérances épisodiques. Dans Mémoires de guerres au Liban, Franck Mermier, Christophe Varin et leurs collaborateurs étudient finement le cas de la mémoire libanaise au lendemain de ce long conflit dont on a rendu le deuil impossible. Le citoyen libanais se trouve incapable de se souvenir sans éprouver cette douleur cuisante qui rend chacun solidaire d'événements passés, au sein de sa communauté ou de son clan. Cette fusion grégaire avec le passé, sciemment entretenue, rend impossible toute pacification de soi et tout vivre-ensemble. Il suffit de constater la déplorable situation des chrétiens, notamment maronites, qui ne veulent pas abandonner leurs positions respectives des années 1988-1990 : ou tu es « aouniste » ou tu es « geageaiste ».

Certains essaient de se consoler, en faisant l'impasse sur la responsabilité des Libanais eux-mêmes dans le conflit. Ils répètent à satiété la formule de feu Ghassan Tueni « la guerre des autres », comme si cela pouvait absoudre toutes les violences perpétrées par des Libanais contre d'autres Libanais. Dans l'Exhortation apostolique sui clôtura, en 1997, le synode pour le Liban organisé par l'Église catholique, un passage terrible fait le constat suivant : « L'Église catholique a vu ses enfants tuer, être tués et s'entre-tuer. » Nul ne s'est avisé, depuis, à entreprendre un travail en profondeur permettant de réconcilier l'homme du Liban avec lui-même et de pouvoir, ainsi, dépasser la haine qui est devenue aujourd'hui une sorte de lien collectif. « Je suis vert parce que je suis contre les bleus » ou, pire, « Je hais donc je suis ».

 

(Lire aussi : À Aïn el-Remmaneh-Chiyah, la page n’est pas tout à fait tournée)


Après l'éviction de Michel Aoun en 1990, seule la funeste loi d'amnistie de 1991, adoptée à la va-vite, est venue clôturer le conflit. Mais cette loi inique fut adoptée, sous la pression syrienne, en vue d'absoudre les seigneurs de guerre, à l'exception de Samir Geagea. On aurait préféré voir tous les grands et petits chefs de guerre défiler devant le tribunal de la mémoire. Rien n'a été fait sauf ce que qualifie Fawwaz Traboulsi comme « la répression de la mémoire au profit d'une amnésie officielle programmée ». Cette heureuse formule n'est pas sans rappeler la manipulation qu'évoque Mahmoud Darwich dans Une mémoire pour l'oubli. Nos manuels scolaires comportent un vide béant, un abîme insondable sur cette époque dans lequel tous les monstres peuvent s'engouffrer. Le choix d'une date commune commémorative devient impossible. Quel soldat inconnu célébrer ? De quel héros rassembleur peut-on chanter les vertus et les hauts faits ? La Pax Syriana a su parachever son œuvre de malheur, en empêchant jusqu'à l'adoption d'une symbolique commune de rassemblement. À un deuil impossible et à une authentique mémoire nationale, s'est substituée progressivement, après l'assassinat de Rafic Hariri par le Hezbollah et les Syriens, une atomisation fragmentée d'une mémoire communautaire, ce qui rend inenvisageable l'émergence d'un discours consensuel.

Que demeure-t-il ?
Quelle date commémorer pour se souvenir de cette funeste guerre ? Curieusement, on ne peut que choisir le 13 avril 1975 que nul ne conteste comme début du conflit même si personne n'est d'accord quant au partage des responsabilités. Mais ce funeste 13 avril est annuellement vécue, lui aussi, sur le mode de l'oubli et de l'amnésie. C'est ainsi que, régulièrement, on fait venir des représentants des différentes confessions religieuses, en turbans blancs et noirs enroulés à la persane ; en tarbouches rouges entourés d'un turban blanc à l'ottomane ; sans compter les différents dignitaires religieux chrétiens aux uniformes et couvre-chefs multiples, avec et sans kamilavkion, avec ou sans mandylion, à barrettes rouges, bleus ou violettes, etc... Tout ce monde met un foulard blanc autour du cou et se met à réciter une invocation commune à un dieu incolore, inodore et sans saveur. Le rédacteur du texte est particulièrement doué de pouvoir, annuellement, réussir l'exploit de nous produire une prière qui ne possède aucune identité religieuse, qui ne présente aucune spécificité confessionnelle. Une prière châtrée et émasculée en quelque sorte. Une prière ni chaude ni froide mais à peine tiède. Une prière qui ne fait sens pour personne, à commencer par les récitants eux-mêmes.

 

(Lire aussi : « Ce qui s’est passé le 13 avril 1975 ? Je n’en ai aucune idée »)


Quelle différence peut-il exister entre un tel spectacle et les grandes liturgies du même genre organisées à Damas à la gloire du président Bachar comme protecteur des minorités ? Qui sont ces dignitaires et que représentent-ils ? Le 13 avril 1975 ne fut pas une querelle dogmatique entre dignitaires religieux mais une tuerie politique. Ce ne sont certainement pas eux les vrais seigneurs de guerre. Ce ne sont que de braves gens qui sont là par ce qu'il est politiquement correct d'être là et parce qu'il faut coûte que coûte donner l'image d'un consensus national multiconfessionnel qui ne correspond à aucune réalité.
Qui a dit aux organisateurs d'une telle cérémonie surréaliste que ces dignitaires représentent l'ensemble du peuple libanais ? Si tel était le cas, à quoi servent nos institutions constitutionnelles ? D'où vient la conviction contestable que toute la vie publique libanaise se résume à organiser quelques rassemblements d'invocations sans identité aucune ? Ces cérémonies, qui se veulent consensuelles et qui ne le sont pas, ne font qu'entretenir l'amnésie et interdire le travail de mémoire. Il est temps qu'elles cessent de se répéter toujours les mêmes car elles constituent une insulte à l'intelligence politique du citoyen et à son allégeance à une patrie.

 

Lire aussi
La guerre est-elle véritablement terminée ?


Voir aussi
Le sommaire de notre édition spéciale : 40e anniversaire de la guerre libanaise

Dès qu'on évoque la guerre civile du Liban (13/04/1975 – 13/10/1990), on déclenche une série de réactions qui révèlent combien le travail du deuil n'est pas encore accompli. Comment réaliser un travail de mémoire alors qu'on ne connaît pas le sort de milliers de disparus. La plupart croupissent sans doute dans les geôles de la famille Assad de Syrie. Mais le régime de Damas a une...

commentaires (4)

Voilà ,ce qui arrive ...faute d'avoir tuer en son temps, l'insecte sur le trictrac....maintenant... nous sommes à la merci des vendeurs de dés pipés....!

M.V.

18 h 49, le 17 avril 2015

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Voilà ,ce qui arrive ...faute d'avoir tuer en son temps, l'insecte sur le trictrac....maintenant... nous sommes à la merci des vendeurs de dés pipés....!

    M.V.

    18 h 49, le 17 avril 2015

  • C'est tristement vrai et c'est la raison pour laquelle, personnellement, je ne crois pas en ceux qui prétendent chercher a rétrécir les divergences tout en refusant de dire la vérité sur le faits dont ils ont été eux même des acteurs parfois important. Walid Joumblatt regrette ce qui s'est passé mais illico presto s'empresse de mentionner que si c’était a refaire aujourd'hui il aurai réagit de la même manière. Il se paie de la gueule de qui? A l'époque ce monsieur et tous les autres allant de Karamé, au moudaritoun, au Baas, au PSNS et tous les autres (Il y en avait tant) etc... ont choisi de trahir leur pays pour changer une situation interne en utilisant les forces armées Palestiniennes au point ou ils en sont devenus les suppôts. Par la suite ce fut a travers le régime Syrien et nous connaissons tous le résultat. Joumblatt est donc prêt a recommencer? cela s'applique a touts ceux qui use le même vocabulaire a des fins populistes. Si nous voulons vraiment surmonter cette période, il est nécessaire d'analyser les problèmes du pays a l’époque, a chaque partie de reconnaître ses erreurs et en être jugé historiquement et non pas légalement, cela ne sert plus a rien a présent, et se remettre au travail pour rebâtir l’état en commencer par appliquer tous les accords passes et les amender par après si nécessaire. La question qui se pose est comment procéder lorsqu'il existe des partis Libanais qui non aucunes allégeances au pays?

    Pierre Hadjigeorgiou

    10 h 11, le 17 avril 2015

  • L'HABIT NE COUVRE PLUS LES CORPS... LA MATIÈRE EST TOUJOURS INFECTÉE !!!

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 19, le 17 avril 2015

  • Excellent. Un rappel amère qui illustre la courte mémoire des tribus confessionnelles libanaises (la notion de Nation étant absente de notre dictionnaire) et la simplification de l'Histoire au profit de l'emotion et du non-rationnel. Nul ne peut prétendre construire un avenir prometteur sur des bases pourries où chaque partie tire les ficelles vers elle. La supercherie dure depuis plus de vingt ans et ni les curés, ni les ulemas, ni les sheikhs ne pourront changer cette donne macabre.

    Tabet Karim

    09 h 06, le 17 avril 2015

Retour en haut