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Lifestyle - Disparition

Ultime tombée de rideau sur Raymond Gebara, ténor de l’âge d’or du théâtre libanais

Plus d'un demi-siècle voué à l'écriture dramaturgique, au monde des acteurs et à la mise en scène. Raymond Gebara, pionnier du théâtre libanais, brillant intellectuel du monde arabe, directeur de Télé-Liban pour quatre ans, polémiste cinglant, s'en est allé à l'âge de 80 ans, après un dur combat avec la maladie.

Il avait confié un jour vouloir mourir durant son sommeil. Photo Michel Sayegh

Figure incontournable du paysage culturel libanais et arabe, Raymond Gebara, amaigri et rongé par une hémiplégie qui l'a laissé sur une chaise roulante, n'en est pas moins resté un esprit vif et alerte jusqu'au bout. Avec au bout des doigts une cigarette qu'il n'éteignait jamais...
Une carrière dense et vertigineuse, à cheval entre l'âge d'or de Beyrouth et une guerre civile sans commune mesure avec l'entendement et l'horreur. Longue carrière perçue et assumée comme une vocation inévitable, un destin annoncé. Car il savait mieux que personne, lui qui l'a dit en manchette de journal : « L'art ne dispense pas de la pauvreté... » Surtout dans un pays qui, sans jamais rien subventionner en ce domaine, considère encore le théâtre comme un amusement mineur.


Né en 1935 à Kornet Chehwane, où ses nombreux amis et voisins l'ont toujours soutenu et auréolé de récompenses et d'hommages dont le dernier ne date pas depuis longtemps, Raymond Gebara, tombé très tôt dans le chaudron des feux de la rampe, a relevé avec délectation et beaucoup de labeur le défi. Dans une capitale au vernis de modernisme et plaque tournante de l'Orient où le théâtre, en ces temps d'effervescence frivole et d'opulence facile, était encore balbutiant.
Études à Beyrouth et à Paris avant de décrocher en 1961 le rôle de Créon dans Antigone, mise en scène par Mounir Abou Debs. Si ce jour-là un acteur était né, un homme de théâtre talentueux s'y révélait aussi.
Avec dynamisme, armé d'un verbe tranchant, de pointes d'un humour acide et noir, fonceur en bélier sans crainte pour gagner les batailles d'une cause (surtout celle de la dignité humaine et pour venger les bafoués !), le jeune homme aux cheveux sombres lustrés et au regard ardent s'est fougueusement jeté dans la mêlée. En serrant les coudes et les dents. Pour affirmer la présence des gens du théâtre qu'il a emmenés et portés en toute assurance dans la flaque de lumière. En fondant les premiers ateliers aux universités et sur les planches.

 

(Pour mémoire : Reprise de « Maqtal Inna wa akhawatiha » de Raymond Gebara)


Une kyrielle d'acteurs ont papillonné autour de lui : Reda Khoury (dont il a dit les choses les plus émouvantes), Antoine Kerbage, Camille Salameh, Gabriel Yammine, Nagi Maalouf, Rifaat Tarabey, Julia Kassar, Randa Asmar, Théodora Racy, Madonna Ghazi, Zahida Wehbé... Et on n'a pas cité toute sa famille de cœur et de métier... Sans parler de cette tribu de fins lettrés, de plumes acerbes, de visionnaires qui ont fait sonner en lettres d'or le théâtre libanais : Chakik Khoury, Antoine et Latifé Moultaka, Issam Mahfouz, Nidal Achkar, Roger Assaf... et on en oublie certainement.
Maître de cérémonie pour de grandes productions musicales « rahbaniennes », il a mis en scène, donné des couleurs et du nerf à al-Mou'amara moustamerra et Saïf 840... Engouement aussi pour les fresques historiques à caractère de vibrant nationalisme avec Youssef beik Karam et Tanios Chahine sous la plume d'Antoine Ghandour.


En 1970, quand Beyrouth était au zénith de ses pétrodollars et de son bouillonnement politique encore non ouvertement carnassier, a triomphé au théâtre de Baalbeck au rond-point de Kantari sa première œuvre majeure, iconoclaste et aux griffes d'acier Que meure Desdémone.
Et un chapelet continu de pièces s'est égrené, en temps de préguerre, de guerre et d'après-guerre. Des créations qui ont ému, soulevé des polémiques, fait rêver et réfléchir, uni et désuni, fait sourire et grincer les mâchoires. Touchées par les remous sociaux, la politique locale ou régionale, les préoccupations spirituelles et religieuses, ces œuvres, entre l'univers absurde et un réalisme sans concession, se nomment Zarathoustra sara kalban, Saneh el-ahlam, Taht riayet Zakkour, Qui a cueilli la fleur d'automne ?, Pique-nique sur la ligne de démarcation, Charbel, Procès de Jésus, Kandalaft monté au ciel, L'assassinat d'Ana et de ses sœurs...
Des pièces au verbe mordant, truculent dans la fluidité d'une langue arabe savoureuse, sertie de dialogues percutants et incisifs. Sarcastique et caustique Raymond Gebara mais non dépourvu de tendresse et de romantisme !

 

(Pour mémoire : Raymond Gebara honoré par Kornet Chehwane et ses compagnons de route)


Pour ce dramaturge pionnier, cet acteur qui a aimé être le personnage de Rasnelikov dans Crime et châtiment de Dostoïevski vu par Antoine Moultaka, pour ce stoïque contre toute adversité, lui qui a confié toutefois « vouloir mourir quand je dors », si la vie aujourd'hui l'abandonne, le théâtre, lui, reste un espace où la vie, « sa vie », palpite.


Un théâtre gommant les frontières et restituant les vérités les plus crues. Un théâtre, « théâtre dans le théâtre » selon sa formule favorite et consacrée, pour fuir la vie, rêver, s'abstraire à la laideur, construire et se reconstruire. Un théâtre certes nourri des auteurs les plus corrosifs et les plus drôles du répertoire moderne et classique international, mais personnalisé et singulièrement unique.
Un théâtre où onirisme et quotidien fusionnent pour un espace ouvert à la poésie, à la bouffonnerie, à la contestation, à la prise de conscience, à un nationalisme vengeur, à un irrépressible besoin de vivre. De bien vivre. Dans le droit et la dignité, dans une patrie qui en prive cruellement ses concitoyens et enfants.
Et cela, on s'en souviendra très longtemps encore, en toute humilité et sympathie. Merci, grand merci à l'artiste qui avait toujours su dire impitoyablement, avec courage et en toute lucidité, les mots justes. Pour le bien comme pour le mal.

Figure incontournable du paysage culturel libanais et arabe, Raymond Gebara, amaigri et rongé par une hémiplégie qui l'a laissé sur une chaise roulante, n'en est pas moins resté un esprit vif et alerte jusqu'au bout. Avec au bout des doigts une cigarette qu'il n'éteignait jamais...Une carrière dense et vertigineuse, à cheval entre l'âge d'or de Beyrouth et une guerre civile sans commune...

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