Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Tous les chats sont gris

« Tu ne sais rien, mais tu diras tout »

On y voit du gris partout, de glaçants interrogatoires, d'autres plus chaleureux, des fantômes en cellule, des flics, plein de flics, des victimes et des coupables, des cris, des SOS : récit d'une nuit en garde à vue, dans un commissariat de la capitale. Parce qu'à Beyrouth, la nuit dégringole souvent du meilleur au pire.

Photo Gilles KHOURY

Ils étaient tous là, rassemblés autour de lui, dans son japonais préféré. Sa maman, les yeux suants de fierté, ses potes, la vieille garde fidèle et des bouteilles pleines de bulles pour célébrer son admission à l'école de droit de Harvard. Sur le trajet du retour, il devait être 1 heure du matin, il avait éclaté un joint. Deux minutes de Into the Black et une centaine de mètres plus tard, la nuit a effectivement viré au noir lorsqu'un véhicule de police lui barre la voie pour contrôle d'identité. Deux hommes en civil, des gilets avec l'effigie des forces du ministère de l'Intérieur, lui ordonnent de sortir de la voiture. « Pourquoi ? », s'offusque le jeune homme avec la voix d'un gamin attrapé en flagrant délit, mais dont le regard chatoyant jure innocence. Il suffira de quelques instants pour que les flics tombent sur l'évidence : un débris de joint, hâtivement dissimulé entre le siège et la ceinture de sécurité. « Tu te fous de nous ? Pour qui tu te prends, espèce de voyou ? », postillonne l'un des deux hommes armés en étranglant le bras du jeune avocat, sous son regard un tantinet dramaqueen, incapable de retenir un torrent de larmes.


L'individu, désormais logé à la même enseigne qu'un violeur ou un serial killer pour cause de possession d'un reste de joint (mais la loi reste la loi...), est déplacé au commissariat de Gemmayzé. Dépourvu de tous ses biens, sur sa chaise en cuir noir criblée de trous desquels débordent des miettes d'éponge, l'homme arrêté ne sait pas trop quoi faire de ses mains moites. Alors, il frotte ses paumes contre son jean informe et sur les pans de sa chemise bien taillée. Et quand un des gendarmes préposés à la tâche arrive pour prendre la déposition, son marcel faisant le grand écart vers un caleçon gris, il s'est levé, seul avec son gros malaise. Sur l'espèce de procès-verbal, sous le bic que ce monsieur anime en soufflant avec une haleine pour le moins douteuse, il a vu s'agiter des mots dans un arabe biscornu, des termes qui le soupçonnent de dealer, l'accusent de violer la loi, le qualifient de délinquant. Il le sait : s'il est jugé coupable, il peut prendre, pour ces miettes de hasch, jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et des milliers de dollars d'amende. Il accuse le coup, mais l'image insupportable de sa mère le hante. Elle l'a élevé en solo et peine à trouver le sommeil à chaque fois qu'une voiture grince des freins sous la maison de peur que son fils ne soit dans les parages... « Je ne sais pas d'où vient ce haschisch. On m'a passé cette cigarette, je ne sais même plus qui... », jure-t-il d'une petite voix, presque midinette. « Je n'en ai rien à battre. Tu ne sais rien, mais tu nous diras tout. Sinon je vais niquer ta race. » Le ton se corse, la tension se ressent jusqu'au gobelet de Nescafé 3 in 1 que le flic comprime de tout son poing.


À défaut d'avoir donné des réponses, le détenu est violemment escorté vers sa cellule par deux policiers dont les tenues aux camaïeux de gris concordent avec la couleur des murs, des portes, du sol, de la lumière, bref de tout. L'avocat devenu coupable partage deux mètres carrés avec six autres personnes : un couple d'homosexuels, le regard au sol, chopés puis tabassés pendant qu'ils s'aimaient en catimini, à l'arrière d'un chantier avorté ; deux adolescents exaspérants qui disputent sans crainte une partie de Charades sur leur iPhone en attendant que papa use des superpouvoirs de sa plaque d'immatriculation à trois chiffres pour les sortir d'ici ; des ouvriers à l'accent étranger et un bonhomme qui ressemble à José Bové avec une boucle d'oreille. En connaisseur des lieux, il déconseille au jeune détenu d'employer les WC car « l'odeur te reste dans le nez pour une semaine », explique-t-il avec un rire interrompu d'une quinte de toux aux effluves de whisky.


À partir du minihublot qu'il peine à atteindre, tout ce qu'il voit contribue à attiser chez lui une armée de peurs. Les boucs émissaires sont souvent des femmes : une employée de maison traînée au sol, une mère toute frêle qui s'époumone à demander la garde de ses enfants, une prostituée qui se fait méticuleusement fouiller par un type au regard un rien vicieux. Il pense aux méchants, les vrais, qui errent librement dans les rues. L'estomac se crispe, aucune envie de manger, ne serait-ce que par peur de devoir se rendre aux WC après. La peur et le désespoir, en ignorant qu'il y a, quelque part, un petit bout de femme qui bondira de son lit à trois heures du matin. Échevelée, tremblante et sans scrupule, elle sonnera à la porte d'un politicien qu'elle connaît vaguement, arrachera un puissant za3im de son septième rêve, rapatriera un avocat talentueux et bougera tout un petit monde pour sortir le fils qu'elle aime de ce calvaire.
Elle l'attendra, au petit matin, à la porte du makhfar avec une man'ouché à la main.

 

 

Dans la même rubrique
Pour vivre heureux, vivons cachés ?

La nuit, à Beyrouth, on flirte avec la rue

Il n'y a pas d'expériences, il n'y a que du plaisir

Le magazine « Gala » et un déodorant à 3h du matin ? Quelle idée !

Et toi non plus, tu n'as pas changé

Et les larmes deviennent éclats de rire...

Ils étaient tous là, rassemblés autour de lui, dans son japonais préféré. Sa maman, les yeux suants de fierté, ses potes, la vieille garde fidèle et des bouteilles pleines de bulles pour célébrer son admission à l'école de droit de Harvard. Sur le trajet du retour, il devait être 1 heure du matin, il avait éclaté un joint. Deux minutes de Into the Black et une centaine de mètres...

commentaires (3)

Dans un pays devenu sans lois sans foi difficile de croire à cette histoire d'avocat .

Sabbagha Antoine

10 h 46, le 11 avril 2015

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • Dans un pays devenu sans lois sans foi difficile de croire à cette histoire d'avocat .

    Sabbagha Antoine

    10 h 46, le 11 avril 2015

  • LE SYSTÈME DU PASSE-PARTOUT...

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 38, le 11 avril 2015

  • "Un avocat talentueux" émigré, venant du Canada, avec un "reste de joint" qu'un "inconnu" lui a mis "entre les doigts" ! Il est persuadé qu'il est au Soho de Londres, le "talentueux". Le fait est qu'il est dans le décadent Beyrouth. Sans intérêt et peut-être même un peu ridicule.

    Halim Abou Chacra

    05 h 07, le 11 avril 2015

Retour en haut