Que reste-t-il de nos amours ? Que reste-t-il de cette immense communion? Que reste-t-il des slogans, de l'euphorie, des vibrations de ce million de corps? C'était il y a 10 ans et il ne reste rien. Quasiment rien. Des effluves de souvenirs, des « déjà 10 ans » et un goût sacrément amer. Une amertume qui n'est pas prête de se transformer en miel. Loin de là. Du sucré, il ne restera que l'écœurement.
Ce million de personnes, quelle que soit l'appartenance politique de chacune d'elles, doit probablement ressentir ce désabusement. Ce qu'on a considéré comme étant la plus grande manifestation de l'histoire – allez demander au quart de la population américaine de descendre dans la rue ! – n'est plus que le nom d'un parti. Et une date comme une autre au milieu du troisième mois de l'année.
Il y a 10 ans, ne flottait que le drapeau libanais. Sous lui, des sourires. Des enfants, des poussettes, des vieux, des musulmans, des chrétiens, des druzes qui se foutaient bien de savoir à quelle communauté appartenait son voisin d'épaule. Il y avait de la musique, des discours, certes, mais de la musique. Celle des transistors, celle des cloches de la cathédrale Saint-Georges, celle de la voix du muezzin. Une espèce de grand remix avec des samplings de l'hymne national scandé chaque quelque temps. Il y avait des pancartes et des slogans imprégnés de l'humour libanais, une sorte de compilation des vannes de Abou el-Abed. Il y avait des caricatures qui, enfin, brisaient l'image ternie de politiques sans aura. Il y avait des femmes enceintes jusqu'au cou, un cou enveloppé d'un foulard rouge et blanc. Ces femmes qui pensaient que l'avenir de leur futur gamin était enfin assuré.
Personne n'aurait jamais imaginé ce jour-là qu'on prenait un train pour descendre au premier arrêt. Personne n'aurait pensé qu'on n'allait non pas stagner, mais s'enliser et se faire traîner, année après année, dans une boue de désillusion. Personne n'aurait envisagé cette tournure des événements ; et à la place d'un feu d'artifice ou de joie, nous n'avons eu qu'un pétard mouillé en cadeau de retour. Depuis, ce Liban qu'on croyait pacifié, uni, rempli de promesses est devenu un mot, une idée, une réponse à toutes nos questions, à toutes nos plaintes. La ligne n'arrête pas de se couper, hayda lebnen. L'électricité, eh ben c'est le Liban. La corruption, this is Lebanon. On est passé de la surprise au dégoût, du désabusement à l'indifférence et à l'inaction. Notre destin est devenu une fatalité. Pourtant c'est aujourd'hui qu'on devrait être dans la rue. Qu'on devrait demander des démissions, qu'on devrait s'insurger contre... contre tout. Oui, mais non. On préfère râler sous le manteau, profiter du système parce que pourquoi pas nous ; on préfère se dire qu'au lieu de célébrer la Journée internationale de la femme, on pouvait skier et nager le même après-midi, on préfère applaudir Hiba Tawaji ou le PSG. Voilà ce que nous sommes devenus : un peuple dépité qui laisse couler sur lui les pires exactions sans lever le doigt. Ce peuple qui levait le poing a baissé les bras, courbé l'échine. Ce peuple libanais que nous sommes, tous, un par un, n'a plus ce sentiment d'appartenance, n'a plus le sens de la fraternité. Ce peuple qui est descendu place des Martyrs, chantant côte à côte l'hymne censé les réunir est devenu l'ennemi de lui-même. Nous ne sommes plus ensemble, nous vivons les uns contre les autres.
Nous étions épris de liberté, il ne nous en reste plus que de vagues relents.
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commentaires (2)
IL RESTE LE GRAND SILENCE... PERTURBÉ DE TEMPS EN TEMPS... PAR DES PAROLES VIDES ET DES SOUHAITS... D'INDIGNES HÉRITIERS... DES NULLITÉS !!!
LA LIBRE EXPRESSION
08 h 50, le 14 mars 2015