Il y eut une époque, vers la seconde moitié de nos quinze années de guerre, où les galeries d'art, dans les régions épargnées, faisaient florès avec de bêtes aquarelles de paysages libanais. Des maisons à toits de tuiles Abeille et de grands arbres qui se poussent du col contre de vieux murs blonds ; des jardins que rafraîchit un bassin, des terrasses où de fières plantations de tomates et de courgettes sont alignées au cordeau sous leurs tuteurs d'osier ; un ciel bleu, toujours. Invariablement bleu. Des œuvres sans prétention artistique, certes, mais qui avaient pour vocation d'immortaliser les derniers feux d'un monde qui s'effondrait. Certains faisaient même reproduire d'après photo la maison de leur enfance, désespérant de jamais la revoir à la fin du conflit. Telles étaient, pour la population des abris, les couleurs du bonheur : le rouge des tuiles, le vert des arbres, le blanc des neiges. La palette congrue du drapeau et du taboulé. Plus tard, à l'ère de la reconstruction, on se mit à pleurer « l'âge d'or » d'un Beyrouth sublimé qui ne reviendrait plus.
Passé le fantasme des maisons patriciennes, chacun de nous s'institua archiviste de la mémoire de Beyrouth, caressant avec émotion le moindre objet d'avant-1975, du téléphone en bakélite au grand meuble à musique avec ses mécanismes ingénieux et son odeur de gomme laque, du lustre araignée, garni d'abat-jour en métal rouillé autrefois peints de couleurs vives, au vieux lit de cuivre gravé d'arabesques (que d'ombres enlacées...). Nous voilà écumant les brocantes et les réseaux sociaux à la recherche d'une pépite de ce passé que nous n'avons pas eu le loisir de vivre, et qu'exaltent, sans savoir qu'ils nous mortifient, ceux qui en ont eu leur part. Ici et là, des photos de l'hôtel Saint-Georges avec son élégante réception décorée par Royère, des clichés de l'hôtel Phoenicia avec sa piscine elliptique et son bar immergé à hublots, les parades de ski nautique avec leurs pyramides de naïades portant des drapeaux, la rue Hamra et ses cafés, le mythe urbain des espions de la guerre froide infiltrés dans le tissu social, et tous ces immeubles, naguère parangons d'une modernité naissante, aujourd'hui décrépis. En y regardant de plus près, nous savons bien qu'au fond, rien de tout cela ne valait en luxe et en prestige certains établissements d'aujourd'hui. Rien ne prouve d'ailleurs que le fabuleux sens de la fête de nos prédécesseurs ait surpassé le nôtre. Les événements culturels eux-mêmes n'avaient pas beaucoup à envier à ceux d'aujourd'hui, à part que nombre de leurs acteurs, entre peintres et musiciens, ont hélas disparu.
D'où vient alors que cet « âge d'or » nous tourmente au point de nous arracher des larmes quand l'un de ses derniers vestiges disparaît sous nos yeux ? Nous savons bien pourtant que chaque époque a la nostalgie de celle qui la précède, et la page de Lamartine sur les vergers de Mar Mitr qui cascadaient jusqu'à la mer a dû serrer bien des cœurs avant le nôtre. Non, ce que nous regrettons, en réalité, ce ne sont ni les hôtels détruits, ni les parades nautiques, ni les festivals, ni les soirées des Caves du Roy, ni même les immeubles ornés de mosaïques. Ce que nous regrettons de cet âge-là ce n'est pas l'or, mais la naïve insouciance que le nôtre, irrémédiablement intranquille, ne connaîtra pas.
Cette poussière dans nos yeux
OLJ / Par Fifi ABOU DIB, le 05 mars 2015 à 00h00
commentaires (3)
https://www.youtube.com/watch?v=MazCnEDHkB8 ERIC EMMANUEL-SCHMIT, L'ÉCRIVAIN FRANCOPHONE LE PLUS LU AU MONDE NOUS EXPLIQUE DANS CETTE VIDÉO CE QUI SE PASSE AUJOURD'HUI DANS LE MONDE DE L'ART...à voir absolument
Gebran Eid
13 h 47, le 05 mars 2015