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Moyen Orient et Monde - Grand récit

« Nous étions les uns sur les autres, dans le noir absolu de la mer »

Quatre mois de voyage, 22 000 euros déboursés, cinq frontières franchies à pied, en voiture, en train, en avion et par bateau. Goora*, son épouse et son fils alors âgé de six ans ont quitté Hassaké en juillet 2013 avec, en tout et pour tout, deux valises. Goora raconte la fuite, de la Syrie à l'Europe, une véritable épopée vécue par des centaines de milliers de ses compatriotes fuyant un pays en guerre. Voici le troisième des quatre épisodes de ce récit.

Illustration réalisée par Samer NEHME

(Résumé des épisodes précédents : Goora et sa famille fuient Hassaké, traversent à pied la frontière au niveau de Derbasiya, se font arrêter par la police turque. Après un passage devant le tribunal de Mardin et une longue et vaine attente pour trouver un bus, la famille se résout à prendre l'avion pour Izmir, où elle attend trois jours dans un hôtel misérable, puis trois jours en bord de mer un bateau qui n'arrivera jamais. C'est finalement dans un canot pneumatique, dont le pilote a décampé, qu'ils arrivent à Mytilène, une île grecque. Après s'être rendus à la police, ils reçoivent un permis de séjour et se rendent à Athènes. (Lire le deuxième épisode ici et le premier ici)

 

 

À Athènes, Goora contacte un parent en Allemagne qui a fui la Syrie avant lui. « Je lui ai dit que tous les passeurs étaient des menteurs et que je ne savais plus quoi faire. Il m'a recommandé de me rendre à Aigáleo ». Dans cette banlieue d'Athènes, Goora entre dans une église pendant la messe, mais le prêtre n'accepte pas de lui donner la communion. « Ça m'a fait beaucoup de peine, il a refusé de me donner la communion parce que je ne suis pas orthodoxe », raconte-t-il.


Avec son épouse et son fils, il part à la recherche d'une autre église et tombe sur un lieu où se réunissent les assyriens. Parmi eux, un homme qu'il connaît. « À ce moment-là, j'avais perdu espoir, mais lui s'est occupé de moi », dit-il.
Grâce à cet homme, la famille trouve une chambre à louer dans une maison. Mais l'endroit est très sale, Goora et sa famille ne tiennent que deux jours avant de refaire leurs petites valises et d'aller louer ailleurs. Pour ces appartements, Goora débourse encore 700 euros (792 dollars). Entre-temps, Goora s'est résolu à avoir recours de nouveau à un passeur. Ce dernier, qui vient de Suède et est d'origine irakienne, arrive au bout d'un mois.
Sa mission : faire arriver la famille en Suède. Son plan : « emprunter » des passeports suédois et y remplacer les photos originales par celles de Goora, d'Ishtar et de Eil. « Le hic c'est que j'ai vraiment une tête d'Arabe et qu'il est impossible qu'on me prenne pour un Suédois de souche. Nous avons alors décidé que mon épouse et mon fils tenteraient de fuir en premier », souligne-t-il. Un autre migrant syrien jouera le rôle du mari. Les membres de la « famille suédoise » apprennent leurs nouveaux noms et se rendent à l'aéroport d'Athènes.
« Au contrôle, ils ont tout de suite vu que les passeports étaient falsifiés. Apparemment, c'est tellement courant que les policiers ne les ont même pas arrêtés, ils les ont juste chassés », explique Goora, qui ajoute qu'« évidemment, nous n'avons pas payé le passeur ».


L'option passeur est écartée, celle de l'avion aussi, trop compliquée. Reste la mer, une nouvelle fois. Le problème, c'est que c'est l'automne et que les vagues sont de plus en plus hautes.
Goora trouve un passeur égyptien, il promet à la famille de lui trouver un bateau pour l'Italie. Coût de la « croisière » : 9 000 euros (10 190 dollars). Les proches de Goora restés en Syrie lui transfèrent l'argent à partir de son compte. « C'est tout ce qui me restait », dit-il. La procédure veut que la somme soit déposée à une tierce personne, le passeur ne pouvant récupérer les 9 000 euros que lorsque les migrants sont bel et bien arrivés en Italie.
« Nous sommes allés au port d'Athènes et avons embarqué à bord d'un grand bateau qui ressemblait au Titanic jusqu'à l'île de Crète », poursuit-il. Sur l'île, le trio doit partager une maison avec trois ou quatre familles syriennes. Pour la suite du voyage, il faut un minimum de passagers. Une semaine plus tard, ce minimum est atteint, 150 personnes. Le bateau arrive, une embarcation égyptienne, vieille et sale.

 

 

« La mer était haute, les vagues immenses »
L'embarcation fait 4 sur 5 mètres, sur deux niveaux. Cent-cinquante personnes doivent y tenir.
« Nous étions les uns sur les autres, comme dans une boîte de conserve, dans le noir absolu de la mer », martèle-t-il. Au bout de deux heures, le bateau retrouve, en pleine mer, une autre embarcation égyptienne, plus grande. « Ils se sont mis l'un à côté de l'autre, la mer était haute, les vagues immenses, et il fallait passer d'un bateau à l'autre. Comment allais-je faire avec mon fils et ma femme ? » dit-il. Les bateaux sont attachés l'un à l'autre avec des cordes, et les passagers contraints de passer d'une embarcation à l'autre « comme des pirates ».


Une fois à bord du second bateau, Goora découvre que s'y trouvent déjà une centaine de Somaliens et de Soudanais ayant fui l'Égypte et la Libye. « Nous étions comme de la marchandise. Certains vomissaient, d'autres s'évanouissaient. Mon fils rendait tout ce qu'il mangeait et buvait ! Il y avait aussi une femme qui serrait un bébé d'à peine quelques mois contre sa poitrine. Heureusement, personne ne s'est noyé ! On nous avait pourtant dit que nous aurions un bateau comme il faut, avec des toilettes! » raconte-t-il.
Les réfugiés passent trois jours en mer, à dormir les uns à côté des autres « comme des cadavres ». « À un moment, on nous a dit que la mission du grand bateau s'arrêtait là et qu'il fallait retourner dans le petit, qui était toujours arrimé à l'arrière du grand » dit-il. Le cauchemar recommence. Au final, après le transfert, plus de 250 personnes se retrouvent à bord du petit bateau égyptien.

 

« Il allait couler, tout le monde criait, les femmes pleuraient ! »
Cet épisode-là, « les gens qui hurlent en pleine mer », est pour Goora l'un des pires souvenirs de ce chemin de l'exil. Quand il le raconte, il peine à contenir sa colère, contre lui-même aussi. « Plusieurs questions me traversaient l'esprit : qui va se noyer en premier, moi ou celui à côté de moi ? Je me disais : pourquoi as-tu fait ça ! Pourquoi as-tu mis ta famille dans cette situation ? Et si quelqu'un qui ne sait pas nager passe par-dessus bord, que feras-tu ? Tu vas l'aider ou le regarder couler ? Je n'arrive toujours pas à croire que j'ai fait ça ! C'était suicidaire, nous avons vu la mort en face », déclare-t-il.
Le petit bateau, surchargé de passagers, n'avance pas. « Il allait couler, tout le monde criait, les femmes pleuraient! On essayait de rappeler le grand bateau, mais il ne revenait pas ! Nous nous regardions et nous nous disions : mais qu'avons-nous fait ? Par peur de voir son bateau sombrer, le capitaine décide de couper les moteurs », dit-il.


Peu avant le coucher du soleil, les migrants perçoivent une forme au large. C'est un grand bateau, « on avait l'impression qu'il venait du ciel ». Goora pense qu'il s'agit d'un pétrolier, « car il y a cette odeur de pétrole dans l'air ». À bord, se trouvaient des hommes « aux yeux bridés », se souvient-il. Le capitaine du pétrolier contacte la police italienne.
Quand cette dernière arrive, c'est la grande bousculade, les migrants se ruent sur le bateau des forces de l'ordre. « J'ai compris à leur ton qu'ils nous insultaient en italien », dit-il. Il faudra six heures, sans manger ni boire, affirme Goora, pour atteindre les côtes italiennes.
Pendant ce trajet, le Syrien pense à ses proches, à leur angoisse. « À chaque fois qu'ils entendaient, aux nouvelles, que des migrants s'étaient noyés, ils pensaient que c'était nous », poursuit-il.
Le bateau de la police accoste à Roccella Ionica. Les migrants sont escortés au commissariat, fouillés, et leurs papiers d'identité, quand ils en ont, sont confisqués. Leur première nuit, ils la passent dans un camp de réfugiés. Dès le deuxième jour, Goora comprend ce qui l'attend. « Je ne voulais pas passer les 40 ans restants de ma vie dans un camp sans que personne ne demande de mes nouvelles », confie-t-il. La nuit suivante, Goora, son épouse et son fils prennent la fuite. Un garde les voit mais ne dit rien. La famille est hors du camp, mais les passeports sont toujours au commissariat.

*Les noms ont été modifiés à la demande des intéressés, pour des raisons de sécurité.

Dernier épisode demain

 

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(Résumé des épisodes précédents : Goora et sa famille fuient Hassaké, traversent à pied la frontière au niveau de Derbasiya, se font arrêter par la police turque. Après un passage devant le tribunal de Mardin et une longue et vaine attente pour trouver un bus, la famille se résout à prendre l'avion pour Izmir, où elle attend trois jours dans un hôtel misérable, puis trois jours en...

commentaires (2)

Un vrai cauchemar, les pauvres...

Michele Aoun

09 h 18, le 04 mars 2015

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Commentaires (2)

  • Un vrai cauchemar, les pauvres...

    Michele Aoun

    09 h 18, le 04 mars 2015

  • Bon ! Pour faire ce récit de son épopée et celle de sa famille, M Goora, sa femme et son fils sont restés vivants. Heureusement. Ce n'est pas le même sort qui attendait un pauvre ouvrier syrien que je connaissais. Sans plus d'espoir que la situation s'améliore en son pays, il cède au charlatanisme et aux promesses de passeurs de le faire arriver avec sa famille en Italie, à partir de l'Egypte. Bref, il embarque de ce pays avec sa femme et ses trois enfants. C'est le vieux bateau avec près de 500 personnes -Syriens et Palestiniens de Gaza- que, la première semaine de septembre 2014, les passeurs criminels finissent par heurter délibérément avec leur embarcation qui vient derrière et qu'ils font couler. La presse en a bien parlé à l'époque.

    Halim Abou Chacra

    05 h 08, le 04 mars 2015

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