Les images de propagande diffusées par Daech, et reprises par certaines chaînes de télévision (dont Fox News), ont quelque chose de profondément corrupteur, puisque ce n'est rien d'autre qu'une pornographie de la violence qu'elles offrent ; de la violence brute et brutale, crue et cruelle, comme le prouvent, après les décapitations de journalistes, le bûcher inquisitoire dressé pour le pilote jordanien Moaz al-Kassasbeh.
En faisant sauter graduellement tous les tabous qui rattachent l'individu à son humanité, Daech cherche à ré-ensauvager la cible, le spectateur, au nom d'un retour à un islam des origines rigoriste, fondamentaliste. L'exécution barbare étant filmée, le groupe compte sur une curiosité malsaine du spectateur, qui poussera ce dernier à regarder les images sensationnelles, parce qu'outrepassant toutes les limites de ce qui est humainement acceptable. Le message est fort parce qu'il est paradoxal, suscitant en même temps le désir morbide de la transgression et la répulsion de l'horreur visuelle, qui n'est pas virtuelle ou mise en scène, comme dans les snuff movies, mais bien réelle, tragique.
Il est possible de comparer, dans ce sens, ce que Daech offre en pâture aux spectateurs au mythe de la Gorgone Méduse. Dans la mythologie grecque, Méduse, représentée sous les traits d'une jolie femme avec des serpents sur la tête, avait, par son regard, le pouvoir de changer ceux qui la regardaient en pierre. C'est pourquoi l'historien français Jean-Pierre Vernant en fait un archétype de monstruosité fondée sur l'ambiguïté, celle du « brouillage systématique de toutes les catégories ».
Il ne faut pas négliger le résultat de ces images, pour qui s'aventure à les laisser imbiber son âme. L'éthique journalistique et le bon sens citadin voudraient qu'elles soient spontanément et carrément bannies du champ public, pour ne pas donner satisfaction aux terroristes en exhibant leurs sales besognes. Car, au-delà de la terreur qu'elles suscitent, elles ont une mission politique, en profondeur, sur le plan symbolique.
Pourquoi un mouvement radical comme Daech, qui se réclame d'une version fondamentaliste de l'islam, religion qui prohibe l'icône au titre de l'interdit du Sacré, utilise-t-il à profusion les images?
Pour l'épistémologue Antoine Courban, il est clair qu'« en détruisant les formes "visibles" du Verbe (livres, statues, monuments), Daech affirme que seule la lettre du Coran, ainsi que la littérature qui en dérive peuvent circonscrire tout le Sacré ».
Pourquoi, dans l'univers lugubre de Daech, tous les visages sont-ils cachés et les images fabriquées à profusion ?
«Ce ne sont surtout pas des icônes car elles ne sont pas le reflet de quelque chose d'invisible. Ce sont des idoles qui affirment le culte païen du pouvoir originaire, un pouvoir qui ne tolère aucun autre pouvoir au-dessus de lui ou à côté de lui, qui inféode, seulement », estime le professeur Courban.
Pour lui, cette lecture implique que « nous nous trouvons en plein immanentisme, comme dans le "temps intermédiaire" de la révolution khomeyniste. Ces images contiennent tout le message, et dans tous ses détails : "Je suis Tout", ou "Je suis Dieu", le "Je" renvoyant à une instance de ce monde et non au transcendant ».
En d'autres termes, Daech ne cherche pas, par ses représentations abusives, grotesques de la violence, à transmettre un message transcendant, sacré, lié à une quelconque symbolique religieuse, quelle qu'elle soit. L'organisation se focalise sur la transmission d'un message primaire, orgiaque, dont l'objectif est pragmatiquement destiné à des enjeux de pouvoir.
Il est possible de conclure ce que sont ces enjeux à travers trois réactions, affligeantes, enregistrées ces derniers jours dans deux pays arabes, après la vidéo de l'immolation du pilote jordanien. D'abord, le retrait émirati de la coalition internationale contre Daech : ce dernier prouve que la propagande visuelle de l'organisation a porté et que la terreur a fait son chemin dans l'esprit de certains dirigeants arabes. Ensuite, la double-réaction égyptienne, aussi bien celle de Sissi, qui a fait passer le film en boucle sur les chaînes de télévision locales dans l'esprit d'intimider, à l'échelle interne, les Frères musulmans contre lesquels il se trouve en guerre, que celles d'al-Azhar, qui a menacé de « crucifier, brûler, etc.» les terroristes. Cette double-réaction est probablement une victoire inespérée pour Daech. Elle est en effet nettement plus avantageuse, à long terme, que le simple effet de terreur. Elle prouve que l'imagerie de la cruauté est en train de faire son chemin au niveau de l'autorité à travers un effet de mimétisme pervers. Cette réaction équivaut d'ores et déjà à reconnaître le triomphe de la culture de la cruauté sur toute possibilité de conspuer et d'exorciser la violence. Nietzsche ne disait-il pas qu'il fallait « prendre garde, en luttant contre les monstres, de ne pas en devenir un soi-même » ?
Face à ce spectacle, la seule voie de salut pour l'individu sera de rejeter intégralement l'imagerie et sa symbolique, sans quoi son humanité risquerait d'être compromise. Ce message, beaucoup de citoyens jordaniens et arabes musulmans l'ont compris, exaspérés et choqués par l'exécution visuelle du pilote, puisque, ce faisant, Daech a placé chaque musulman, et, au-delà, chaque être humain, face à un choix : se soumettre à sa loi, son joug, son modèle, sa violence, ou connaître le sort de Moaz al-Kassasbeh.
Or c'est justement l'erreur monumentale qu'avait commise Abou Moussab el-Zarkaoui, lequel raffolait de ce genre d'exécutions violentes mises en scène et diffusées, puisqu'elle lui avait valu le blâme, en 2005, d'Ayman el-Zawahiri (et de Ben Laden), qui jugeait ces images contre-productives dans « la bataille d'al-Qaëda pour gagner les cœurs et les âmes de la communauté des croyants ». À raison, puisque ce sera là le début du déclin de l'organisation en Irak.
À travers cette mise en scène, celle de trop, Daech a donc sans doute commis, pour des raisons tactiques, une erreur de propagande stratégique. Et, à long terme, sans doute mortelle.
Scan TV - Pas très cathodique
Daech, ou le retour de la Gorgone
OLJ / Par Michel HAJJI GEORGIOU, le 07 février 2015 à 00h00
commentaires (7)
Sans commentaire...on ne peut donner un nom a ces violences...Que Dieu nous preserve....prions et jeunons...
Soeur Yvette
16 h 37, le 07 février 2015