Il y a quelque chose de définitivement pourri dans cette pseudo-fédération, qui ne veut toujours pas dire son nom, des mini-États non unis du Liban.
Les réactions des Libanais à la mort du roi d'Arabie saoudite, Abdallah, aussi prévisibles qu'elles aient été, sont ahurissantes. Surtout celles des partisans du 8 Mars, chiites pro-Hezbollah et chrétiens aounistes en tête, qui se sont répandus en beuglements de joie sur les réseaux sociaux et dans les salons, oubliant férocement qu'en Iran, des journalistes sont emprisonnés et torturés, des femmes lapidées pour adultère, des jeunes pendus pour homosexualité. En face, les pro-14 Mars ont oublié Raef Badawi, ses dizaines d'années d'emprisonnement, ses mille coups de fouet, juste pour avoir blogué, ces femmes embastillées pour avoir osé conduire, etc. C'était pareil après les attentats de Paris : au Liban, les uns ont adopté ce désormais universel #JeSuisCharlie comme une religion, les autres l'ont vomi, oubliant là aussi férocement que ce Charlie n'avait plus rien à voir avec Charlie Hebdo, qu'être Charlie c'était être Mohammad, Aaron, Li ou Pedro. C'était pareil après la mort, dans un raid israélien sur le Golan, indépendamment du point de savoir ce que ces Libanais y faisaient, de six hommes du Hezbollah : au Liban, les uns les pleuraient et inscrivaient leurs noms en lettres de sang au cœur d'un interminable martyrologe, les autres haussant les épaules, presque souriants, occultant absolument l'incident, pas un instant concernés. C'était pareil au moment de l'assassinat de Pierre Gemayel ou de Gebran Tuéni, avec des douzaines et des douzaines de baklavas distribués dans certains quartiers de la banlieue sud de Beyrouth. Même le vide intersidéral au palais de Baabda ne mobilise pas. Même l'armée ne fait plus l'unanimité, d'aucuns au sein de la communauté sunnite et ailleurs l'accusant de partialité à peine voilée à l'égard du Hezbollah. Même Sabah, furieusement ignorée sur al-Manar, la chaîne de télévision du Hezb.
Ce qui s'est passé en France le 11 janvier, ces millions de Français dans la rue, dans les rues de cette France pourtant boursouflée, désormais, de bunkers, de ghettos, de communautés de plus en plus Tupperware, ont rappelé, si tant est que quelqu'un ait pu oublier, à quel point le concept de nation libanaise, hier en lambeaux, a aujourd'hui définitivement disparu. Qu'elle a été définitivement dynamitée. Ou qu'elle s'est suicidée. Que l'union nationale n'existe plus, anorexique, squelettique, que, parfois, dans l'intitulé des gouvernements libanais. Que les f(r)actures sont insensées. Que les lignes de démarcation, que l'on croyait mortes et enterrées depuis la fin de la guerre civile, ont ressuscité cent et une fois plus fortes, plus épaisses, plus hermétiques. Pire : elles ne sont plus géographiques, mais culturelles. Plus sur le terrain, mais dans les têtes. Que chaque f(r)action de Libanais trouve son bonheur exactement à l'opposé de l'autre. Pire : uniquement quand l'autre est noyée dans ses douleurs. Chaque tribu se cantonne dans son bonheur, aussi illusoire, virtuel et ridicule soit-il. Et dans ce cantonnement, prospèrent très gentiment, très tranquillement, des germes d'une nocivité, d'une létalité insoupçonnées et inégalées.
Bien sûr, les divisions, quand elles servent le pluralisme, la diversité, le métissage, ne sont qu'autant de richesses ; ces divisions sont nées avec le Liban, ont contribué un jour, c'était dans une autre vie, à le modeler en ce qu'il a réellement, mais brièvement, été : une Suisse du Moyen-Orient ; un pont entre deux, trois, onze rives ; un espace où l'on pouvait skier puis, une demi-heure plus tard, c'était avant les embouteillages infernaux, aller plonger dans la Méditerranée, bref, le creuset de beaucoup de bonheurs banals, communs, certes, mais tellement (plus petits dénominateurs) communs. Aujourd'hui, plus rien : qu'est-ce qui pourrait ré-unir les Libanais ? Un tremblement de terre du nord au sud? Un tsunami? Un triomphe de l'équipe de football à la Coupe du monde en Russie ou au Qatar ? Une attaque extraterrestre? Que Haïfa Wehbé gagne un oscar? Qu'ils se rendent compte, comme à Notting Hill, que le bonheur ne serait pas le bonheur sans une chèvre qui joue du violon ?
Liban - En dents de scie
Dis-moi ce qui te rend heureux et je te dirai...
OLJ / Par Ziyad MAKHOUL, le 24 janvier 2015 à 00h00
commentaires (5)
Bonne analyse pour un Liban éternellement tribal ou les confessions font chanter tout un peuple pour survivre .
Sabbagha Antoine
16 h 54, le 24 janvier 2015