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Tête-Daech

Ce que l'État islamique, le Front al-Nosra, el-Qaëda et consorts ont réussi de plus énorme, ce n'est pas de s'être approprié de vastes portions de désert irakien et syrien. Ce n'est pas non plus d'avoir persécuté les minorités religieuses, chrétiennes ou autres, de ces régions, ou de les avoir contraintes, par centaines de milliers, à l'exode. C'est d'avoir bouleversé à l'extrême un ordre mondial qui d'ailleurs faisait passablement désordre. C'est d'avoir diaboliquement exploité les inhibitions ou faux calculs des puissances pour mettre le monde à l'envers : à commencer par cette Syrie plongée depuis quatre ans dans une atroce guerre civile et où les sanglants excès des jihadistes semblent faire oublier aux États-Unis et à l'Europe ceux, non moins épouvantables pourtant, du sanguinaire régime de Damas.


De là où elles croyaient combattre efficacement le mal (de loin et de bien haut) au moyen d'innombrables frappes aériennes, les nations occidentales doivent constater aujourd'hui que la guerre a littéralement changé de sens : c'est dans leurs propres murs qu'elle a lieu désormais. L'ennemi numéro un n'est plus tant ce spot anonyme apparaissant, tel dans un jeu video, sur les viseurs de leurs chasseurs-bombardiers : c'est le citoyen dévoyé, dont on a lavé le cerveau à l'eau sale du fanatisme violent, qui est allé combattre l'infidèle et qui, de retour au pays, se transforme en meurtrière bombe à retardement.


Blessés dans leur chair, telle la France de l'affaire Charlie Hebdo, ces pays sont tout aussi menacés, à la longue, dans leur âme. Pris entre les tenailles du péril jihadiste et des poussées d'islamophobie, les sociétés occidentales pourraient fort en effet se trouver contraintes de rogner sur leurs idéaux libertaires pour mieux se protéger. Écoutes téléphoniques, surveillances rapprochées, perquisitions éclair, déchéances de nationalité et autres atteintes à une vie privée tenue pour sacro-sainte : parallèlement aux efforts d'intégration et de lutte contre les inégalités sociales, un peu moins de démocratie en échange d'une sécurité accrue, la formule va sans doute s'imposer tôt ou tard ; déjà elle fait débat dans les colonnes des journaux et sur les plateaux de télévision.


Pour mieux lutter contre le terrorisme, l'Europe unie décidait, lundi à Bruxelles, de resserrer sa coopération, notamment en matière d'échanges de renseignements, avec une multitude d'États d'Afrique et d'Asie. On peut s'interroger cependant sur le degré de coopération auquel consentira plus d'un de ces États. On pense notamment à la Turquie de l'aspirant-sultan Erdogan par où transitent librement les candidats au jihad en route pour la Syrie, ou encore aux royaumes pétroliers du Golfe où les sources de financement privées du terrorisme sont loin d'être taries. Et on ne peut s'empêcher de se demander au nom de quelle logique certains États musulmans se font tirer l'oreille pour combattre un phénomène terroriste dont les premières victimes sont précisément les musulmans et les Arabes.


Il faut combattre le terrorisme par un discours religieux renouvelé, les Arabes sont en train de s'autodétruire, c'est désormais le changement ou la disparition : le président égyptien Sissi, auteur de cet extraordinaire appel lancé lors d'un forum à Abou Dhabi, n'est certes pas un modèle de démocratie, mais du moins aura-t-il mis le doigt sur la plaie. De tous les retournements de situation répertoriés en ce moment, une telle prise de conscience de l'islam responsable serait bien le premier à mériter d'être salué.


On peut s'interroger, pour finir, sur la place et le rôle du Liban dans ce projet de coopération planétaire annoncé à Bruxelles, même s'il n'a pas été nommément cité parmi les États pressentis. Cuit et recuit, des années durant, par un terrorisme qui n'a épargné ni ses chefs politiques, ni ses journalistes, ni ses simples citoyens, les hordes fanatisées campant depuis des mois à l'intérieur de son territoire, notre pays mériterait bien, à son tour, une sollicitude particulière de la part de la communauté internationale. Et cela d'autant qu'il est moins que jamais maître de son destin, comme le montrent les dernières péripéties de cette sinistre saga qu'est celle de l'État dans l'État. Fauteur d'une première et dévastatrice confrontation avec Israël en 2006, fourvoyé dans le conflit de Syrie, le Hezbollah se comporte toujours comme s'il détenait, lui seul, la décision de paix ou de guerre. En ce moment, c'est ainsi le pays tout entier qui retient son souffle dans l'attente d'une riposte du Hezbollah, ou bien alors de ses parrains de Téhéran, au raid israélien de dimanche dernier, opéré dans le Golan syrien et qui s'est soldé par la mort de plusieurs cadres de la milice chiite et des pasdaran iraniens, dont un général.


De jeunes Libanais et leurs mentors iraniens tués sur le sol syrien par l'ennemi israélien : à l'heure où bien des stratégies se retrouvent soudain tête-bêche, ce n'est pas renversant, ça aussi ?

Issa GORAIEB
igor@lorient-lejour.com.lb

Ce que l'État islamique, le Front al-Nosra, el-Qaëda et consorts ont réussi de plus énorme, ce n'est pas de s'être approprié de vastes portions de désert irakien et syrien. Ce n'est pas non plus d'avoir persécuté les minorités religieuses, chrétiennes ou autres, de ces régions, ou de les avoir contraintes, par centaines de milliers, à l'exode. C'est d'avoir bouleversé à l'extrême...