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Liban - Liban

Incarcéré trois mois, un ex-détenu de Roumieh témoigne

Ralph raconte le quotidien, les cellules, l'organisation et la hiérarchie dans le bâtiment D, les petits métiers derrière les barreaux...

La cour du bâtiment D à Roumieh.

Lundi, les forces de sécurité ont investi le bâtiment B de la prison de Roumieh, un bâtiment dans lequel les détenus islamistes régnaient en maîtres depuis des années. La fin du règne de ces prisonniers pas comme les autres a été annoncée par le ministre de l'Intérieur, Nouhad Machnouk, à l'issue de l'opération de sécurité qui s'est conclue par le transfèrement des islamistes vers le bâtiment D. Le bâtiment D, un jeune homme le connaît bien. Issu d'une famille aisée, Ralph* chute et rechute dans la drogue jusqu'au jour où, en 2012, il est pris en flagrant délit de trafic et de consommation de drogue, et d'utilisation de faux billets.
Ralph a 25 ans, il est condamné à trois mois de prison. Il les passera dans le bâtiment D. Il raconte à L'Orient-Le Jour la vie en prison dans un pays régulièrement épinglé par les ONG pour l'état de son système carcéral.

 

L'arrivée
« Lorsqu'un nouveau prisonnier arrive à Roumieh, les autres détenus, surtout ceux qui ont de l'influence, savent tout de lui, notamment d'où il vient et pourquoi il est incarcéré. En fonction de ces informations, le nouveau venu se fait rouer de coups ou bénéficie d'un traitement de faveur. Quand je suis arrivé, le responsable de mon bâtiment, un détenu lui aussi, m'a demandé mon nom et m'a envoyé dans une cellule correspondant à ma communauté. Ce n'est pas l'administration pénitentiaire qui a choisi ma cellule. »

 

L'organisation du bâtiment D
« Le bâtiment D est constitué de trois étages, chacun d'entre eux est divisé en trois ailes. Dans chaque aile se trouvent 20 cellules alignées en vis-à-vis. Dans ce bâtiment, il y avait entre 300 et 400 détenus en 2012. La nuit, la porte de chaque aile était fermée, mais les portes individuelles des cellules restaient ouvertes. Avant l'intifada (le terme employé par les détenus pour évoquer la mutinerie de 2009, NDLR), les portes des cellules étaient fermées pendant la nuit.
« À chaque étage, il y avait un détenu responsable, protégé par les gardiens de la prison et par son clan. Un étage était sous la responsabilité d'un sunnite, l'autre sous celle d'un chrétien et le dernier étage sous celle d'un chiite. Les trois détenus "responsables" étaient chapeautés par un homme qu'on appelle le "chawiche", lui aussi un détenu. La prison, c'est comme le Liban, tout est divisé selon la religion ! Dans mon bâtiment, le D, le "chawiche" était chiite, un membre de la famille Zeaïter. Nous avions peur du troisième étage où se trouvaient majoritairement cette famille et les Jaafar, des clans qui contrôlent tout le bâtiment et sont au courant de tout grâce à leurs mouchards. »

 

La cellule
« Ma cellule était l'une des plus grandes. Les petites cellules font environ trois mètres carrés. J'étais privilégié, je ne partageais ma cellule qu'avec trois autres détenus, alors que dans les petites cellules, il pouvait y en avoir jusqu'à six.
« Dans ma cellule, il y avait un bac à douche et des toilettes séparées de l'espace où on dormait par un mur en béton, et non un simple rideau. Il n'y a pas tout cela dans les petites cellules. J'avais même un petit frigo, un réchaud électrique, une télé et des ventilateurs accrochés au plafond en été. Alors que les petites cellules grouillent de cafards, la mienne était propre. Je crois que le détenu responsable de ma geôle avait un TOC (trouble obsessionnel compulsif, NDLR), il faisait le ménage trois fois par jour, il avait même couvert nos armoires, des boîtes en carton, de papier peint.
« Pour dormir, il y avait deux blocs en béton, en forme de L, qui faisaient office de lit. Ces "lits" étaient réservés aux deux plus anciens détenus. L'autre détenu et moi-même dormions à même le sol. Ceux qui doivent dormir par terre font faire chez un détenu ce qu'on appelle un yata' : un matelas formé de couvertures cousues l'une sur l'autre. »

 

Les métiers derrière les barreaux
« Il y a plein de petites métiers derrière les barreaux de Roumieh. Se trouvait donc au sein du bâtiment D un détenu qui, dans sa cellule, s'est spécialisé dans la confection de matelas qu'il vend aux autres détenus. Il y avait aussi celui qui vendait et réparait les téléphones portables. On y trouvait également un coiffeur, un détenu qui lavait, séchait et pliait les vêtements des autres, un autre qui les raccommodait et un dealer de drogue. Une chambre avait également été transformée en petit supermarché. On y trouvait des boîtes de conserve, du pain, des cigarettes... Il y avait tout, même un plombier ! Ce bâtiment, c'était un petit village. »

 

Monnaie « locale »
« Pour payer des services ou acheter ce dont ils ont besoin, les détenus avaient leur propre monnaie : des crédits de téléphone et des paquets de cigarettes. Obtenir une boîte de thon ou faire laver, sécher et plier ses vêtements coûtait, par exemple, un paquet de cigarettes. Un matelas était plus cher, 20 dollars, aussi payables en crédit ou paquets de cigarettes. J'ai acheté mon téléphone portable à l'intérieur de la prison. Mes parents ont envoyé 200 dollars de crédit sur le portable du responsable de ma cellule et je me suis acheté un BlackBerry. Ils m'ont ensuite envoyé 12 dollars pour la ligne. »

 

La drogue
« La personne avec qui je traitais le plus était le dealer. Il y avait un dealer à chaque étage, nommé et autorisé par le clan Zeaïter. Dans mon bâtiment, je pouvais acheter du cannabis, du Benzhexol, un médicament qui a un effet hallucinogène, ou encore du Rivotril. Ce médicament peut endormir, mais il peut aussi rendre insensible à la douleur, voire entraîner des comportements dangereux. On dit que dans les autres bâtiments, il y avait de la cocaïne et de l'héroïne.
« La drogue était toutefois plus chère qu'à l'extérieur. Cinq pilules de Benzhexol coûtaient 10 dollars, alors qu'à l'extérieur, on pouvait s'en procurer 100 pour ce prix-là. Deux joints de cannabis coûtaient 10 dollars, alors qu'à l'extérieur, on aurait pu les obtenir quasi gratuitement. La drogue entrait en prison via des membres de l'administration pénitentiaire. Ils recevaient de grosses livraisons de pilules, 3 000 pilules d'un coup par exemple. C'était pareil pour les téléphones.
« La drogue provoquait souvent des rixes. Et les Zeaïter étaient chargés de faire payer ceux qui étaient endettés auprès d'un dealer. Une fois, alors que j'étais très endetté, on m'a roué de coups. Mes agresseurs ne se sont arrêtés que quand j'ai pu donner le nom de mon responsable de cellule, une personne influente.
« Ce dernier avait interdit la drogue dans notre cellule. Pour pouvoir me droguer, je me rendais dans une autre loge. En fait, cette limitation m'a permis de réduire ma consommation. J'avais constamment peur d'être renvoyé de ma cellule et de me retrouver dans une cellule pire. »

 

(Lire aussi: "Les autorités ne pouvaient ni entrer, ni contrôler ce qui se passait dans le bâtiment B de Roumieh")

 

Le quotidien derrière les murs
« On faisait passer, d'un étage à l'autre, une énorme casserole, c'était notre seul repas du jour et évidemment ce n'était pas bon. Je n'en ai jamais mangé. Moi, je prenais les plats que ma mère m'envoyait. Mes parents venaient trois fois par semaine et m'apportaient des plats pour que je tienne jusqu'à la prochaine visite. Ma mère et la mère de mon responsable de cellule faisaient à manger pour toute la cellule. Nous partagions avec ceux qui n'avaient pas de parents ou de visiteurs. Je pense que ma mère a vécu l'enfer !
« La vie quotidienne des détenus est faite de cafés, de cigarettes, de visites, de jeux de cartes ou de lecture dans une bibliothèque. On pouvait aussi jouer au basket ou au foot dans la cour. Après le repas, nous faisions la sieste, nous écoutions de la musique, nous regardions la télé et la nuit je me droguais.
« En prison, on rêve tout le temps de liberté, de ce qu'on va faire quand on sortira. On entend aussi beaucoup d'histoires d'arnaques qui donnent envie de faire pareil une fois libre. En plus, on se fait des contacts en prison qui pourraient aider... »

 

Les relations
Avec les gardiens : « Les gardiens savaient qu'il y avait trafic et consommation de drogue, mais ils faisaient semblant de ne pas s'en apercevoir. Je ne pouvais pas me droguer devant un gardien, mais il savait que j'avais de la drogue sur moi. Les gardiens ne parlaient avec personne et personne ne leur parlait. Les gardiens avaient très peur de se faire tabasser, de se faire agresser. Ils se faisaient insulter et ne disaient rien. Durant la journée, on ne voyait aucun gardien. La nuit, il y avait un gardien par étage. En gros, ils n'avaient aucune présence. »
Avec les autres détenus : « Je n'avais aucun problème parce que j'ai retrouvé des amis que je connaissais à l'extérieur. En plus, j'étais protégé par mon clan. Nous étions comme dans un village où tout le monde se connaît et où les rumeurs se propagent très vite.
« En ce qui concerne les relations entre détenus, tout dépend de la force physique de chacun et de la force de son clan. Il faut savoir qui est avec qui. Les détenus préfèrent avoir dans leur cellule quelqu'un de riche. Ceux qui ne sont pas protégés vivent dans la misère, ils vont dans des cellules dégueulasses et mangent des repas infects, ils se font agresser, voler et arnaquer. »

 

Et aujourd'hui ?
« Après ma sortie de prison, j'ai été immédiatement transféré sur ordre du juge dans un centre de réhabilitation. J'ai suivi un programme très difficile, mais qui s'est très bien terminé. Maintenant, j'ai 27 ans et je peux dire que j'ai retrouvé les valeurs et les normes qui font la vie d'une personne saine. Je travaille et je poursuis mes études universitaires. »

* Le prénom a été changé à la demande de la personne interviewée.

 

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commentaires (1)

Après cette opération "coup de poing" enfin heureusement survenue, il reste une épuration à mener au sein de l'administration pénitentiaire qui a permis une telle aberration. Et les coupables devront être jugés et condamnés sévèrement. En permettant aux détenus de communiquer avec l'extérieur, ils se sont rendus complices de tous les actes que ceux-ci ont pu commanditer.

Yves Prevost

06 h 54, le 14 janvier 2015

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Commentaires (1)

  • Après cette opération "coup de poing" enfin heureusement survenue, il reste une épuration à mener au sein de l'administration pénitentiaire qui a permis une telle aberration. Et les coupables devront être jugés et condamnés sévèrement. En permettant aux détenus de communiquer avec l'extérieur, ils se sont rendus complices de tous les actes que ceux-ci ont pu commanditer.

    Yves Prevost

    06 h 54, le 14 janvier 2015

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