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Moyen Orient et Monde - Tribune

La haine du rire

Dans les années 1977-1978, en pleine guerre civile libanaise et en pleine terreur des assassinats sur la simple carte d'identité qui indiquait la confession, Tony et Joseph, deux de mes proches amis, revenaient de Paris à Beyrouth. Tony était venu à Paris pour le baptême de son neveu et Joseph rentrait au Liban après une longue absence.

Avant d'atterrir, Tony dit à Joseph : « Cela fait longtemps que tu n'es pas venu à Beyrouth, attention, la situation est dramatique, on assassine les gens selon leur appartenance confessionnelle. Fais gaffe, dans le bus qui va nous amener de l'avion à l'aéroport, ne m'appelle pas Tony. » Joseph acquiesça. Mais dans le bus bondé, une certaine distance les séparant, Joseph demanda à haute voix à Tony « Tu ne m'as plus dit où le baptême a eu lieu ? » Une chape de plomb mortelle s'abattit sur le bus et la tension fut à son comble. Réalisant brusquement cela, Joseph poursuivit : « Dans quelle mosquée vous l'avez baptisé ? » Tout le bus éclata de rire et l'ambiance passa du tragique au comique.

Cette histoire véridique indique à quel point le rire peut être salvateur, faisant tomber les barrières de la haine et de la frérocité. Si la majeure partie des Libanais avait été capable du même genre d'humour, nous n'aurions pas eu de guerre civile.

C'est exactement cela qu'ont voulu assassiner les meurtriers de Charlie Hebdo. Le rire est leur pire ennemi car il démonte la mécanique binaire de l'axe du bien et l'axe du mal.

L'humour, l'esprit, l'ironie, la moquerie, la dérision, la malice, la légèreté dont font preuve les caricaturistes, autant de qualités qui permettent le retour de ce qui est refoulé par la censure, soit les thèmes liés au sexe et à la mort, thèmes qui sont frappés de tabou et d'interdit et dont le retour à la conscience provoque le rire libérateur. Le rire subvertit, renverse les valeurs, le rapport au savoir et au pouvoir, désacralise ce qui était tabou et interdit d'accès par l'ordre social. Le rire est l'ennemi juré de tous les obscurantistes car il permet l'accès au savoir interdit et tabou. Ainsi, dans le livre d'Umberto Eco et le film de J.J. Annaud Le nom de la rose, la bibliothèque du couvent des moines est interdite mais le traité d'Aristote sur la poétique est tabou parce qu'il contient des chapitres sur le rire. La comparaison avec le refoulement secondaire qui frappe d'interdit et le refoulement originaire qui frappe de tabou est saisissante. Freud a en effet très vite saisi le mot d'esprit dans ses rapports à l'inconscient et la vertu thérapeutique de l'humour et du rire.

Les blagues sont là pour en témoigner, leur contenu en témoigne, il tourne toujours autour du sexe et de la mort.

Dans un film de Tom Shadyac, Le Dr Patch raconte l'histoire véridique de Patch Adams, un homme drôle, venu sur le tard à la médecine. Joué magnifiquement par Robin Williams, le médecin utilise l'humour et le rire pour soulager des effets du concentrationnisme hospitalier les patients, surtout les enfants atteints de cancer et condamnés à l'isolement. Après beaucoup d'efforts, il réussit également à débrider puis à faire rire un adulte condamné par un cancer du pancréas. Ils devinrent amis. Quelques minutes avant sa mort, le patient appela Patch Adams. La femme du patient et ses deux garçons se levèrent pour lui laisser la place. Il s'approcha du patient qui lui dit péniblement : « Tu as vu mes garçons comme ils sont beaux ? » « Oui, mais ta femme n'est pas mal non plus, tu ne veux pas m'arranger le coup pour après? » Le patient éclata de rire et mourut en lui disant : « Patch, tu me tues. »

Cette scène est géniale. Elle nous permet de comprendre qu'on peut rire de la mort, voire même qu'on devrait rire de la mort. Le génie réside dans le fait que Patch Adams a réussi à faire mourir de rire le patient au moment où il allait mourir pour de bon.

On peut imaginer que s'ils le pouvaient et de là où ils sont, Wolinski, Cabu, Charb et Tignous se moqueraient de leur mort. À l'image de Wolinski qui disait à sa femme qu'à sa mort, il voulait être incinéré. Il lui demandait de verser ses cendres dans la cuvette des WC de leur appartement car, comme ça, il pourrait regarder ses fesses tous les jours.


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commentaires (1)

On connait dans la langue arabe AL- NOKTA, une anecdote, mais cette langue n'a pas, à ma connaissance, l'équivalent de l'HUMOUR !

MELKI Raymond

12 h 03, le 12 janvier 2015

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Commentaires (1)

  • On connait dans la langue arabe AL- NOKTA, une anecdote, mais cette langue n'a pas, à ma connaissance, l'équivalent de l'HUMOUR !

    MELKI Raymond

    12 h 03, le 12 janvier 2015

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