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Nos Lecteurs ont la Parole - Les échos de l’agora

L’insidieuse agonie du politique

Lors d'un colloque académique, un des conférenciers exposa les résultats d'une enquête récente sur le degré de confiance des citoyens libanais dans leurs institutions, et leur implication personnelle dans la recherche du bien commun. En filigrane, l'enquête semblait vouloir cerner le rapport de tout individu à ce qu'on appelle « le » politique et qu'on distingue souvent mal de « la » politique. Le recul, voire l'agonie du politique, apparaissait de manière frappante. Plus de 90 % des personnes interrogées déclaraient leur confiance dans l'armée et les ONG, au détriment des institutions et, surtout, des hommes politiques. Dans le débat qui suivit, une sorte d'hallali unanime fut sonné contre la classe politique ; alors que ce qu'on appelle société civile, réduite aux seuls organismes non gouvernementaux en son sein, était encensée et portée au pinacle. Tout cela était fort significatif du délabrement actuel de la vie publique, car « le » politique est un concept, polysémique certes, mais dont l'homme ne peut faire l'économie et qu'il serait dangereux d'en réduire le sens aux seuls outils de la gouvernance ainsi qu'à l'exercice du pouvoir par les hommes en place. Une collègue me rappela ce que Julien Freund disait : « Il y a des révolutions politiques mais il n'y a pas de révolution du politique. »
Mais qu'est-ce donc que ce politique ? « J'entends le politique au sens de la coexistence au sein de la cité... La politique fait partie du politique, bien sûr, mais le politique, c'est beaucoup plus large », écrit Pierre Ouellet. Dans son sens premier, « le » politique (politikos) renvoie à la civilité, au vivre-ensemble dans un cadre social organisé. Si on lui applique le genre féminin, « la » politique (politeia) renvoie alors aux Constitutions, aux modes de gérance et de gouvernance en un lieu donné. Quant à l'art politique (politikè), il concerne la pratique du pouvoir par ceux qui ont la charge de cette gestion et de cette gouvernance. On voit à quel point le sens premier s'estompe aujourd'hui au profit des deux autres. Cela se vérifie particulièrement dans la langue arabe qui ne connaît que la notion de siyassa pour dire ces trois registres distincts. La siyassa/politique traduit donc plus l'art politique. Vu son étymologie qui la rapproche de l'art de diriger, elle implique presque toujours un pouvoir exercé par des hommes sur d'autres hommes, et non le fait premier du vivre-ensemble.
Tel est le présupposé qui marque comme un stigmate la culture politique de l'homme arabe moyen. Faire de la politique, gérer, gouverner et dominer sont placés sur un même registre et épuisent, à eux seuls, l'ensemble du politique. Une telle confusion est aussi regrettable que celle qui consiste à s'imaginer que la culture est une production de divertissement. Le politique, comme modalité du vivre-ensemble, ne renvoie pas seulement au partage de biens de consommation et de prestations organisées de services, dits publics. C'est aussi un partage d'états d'âme, de représentations symboliques voire de passions. Lorsque le vivre-ensemble n'est plus qu'affaire de gestion de ce qui est commun, cela signifie que la coexistence du divers et du multiple n'est plus là. L'agora, ce lieu de la négociation de la diversité, disparaît. Dans ce cas, l'état de barbarie réapparaît.
C'est précisément cela qu'exprime la confiance excessive et déséquilibrée dans l'armée et les ONG. L'armée est en principe un instrument qui obéit au pouvoir politique et non l'inverse. Quant aux ONG, et au culte de la « société civile » si à la mode de nos jours, il serait bon d'y introduire certaines nuances. Les ONG sont indispensables dans la vie d'une société, en tant que lobbys de pression de l'opinion publique mais, en aucun cas, elles ne sont des substituts de la dynamique de recherche du bien commun. Toute ONG, aussi efficace et respectable soit-elle, demeure une institution autoproclamée, reconnue par simple mesure administrative, financée largement par l'argent public et celui de grands donateurs comme les grandes entreprises (corporate power). Une ONG ne peut prétendre à la représentativité démocratique car n'ayant pas été créée ou désignée par le peuple. Nous nous retrouvons, avec une mentalité d'amour de la botte militaire, pris entre le marteau du grand capital (le corporate power) et l'enclume des ONG (autre variante douce d'un corporate power) elles-mêmes incapables de survivre sans l'argent du grand capital et des autorités publiques.
Il devient urgent de réhabiliter « le » politique afin que la nature, qui a horreur du vide, n'aille pas chercher des palliatifs à « la » politique. C'est la vie politique qui permet au citoyen de contrôler tout pouvoir ; via les institutions mais aussi via les ONG, les lobbys, etc. C'est elle qui permet au citoyen de se sentir en sécurité par l'existence de forces armées efficaces, ayant l'exclusivité de l'usage de la violence, étroitement contrôlées par le pouvoir civil, démocratiquement légitime. Il y a lieu de mettre en garde contre l'effacement actuel du politique car il risque de nous mener vers l'hégémonie d'un pouvoir arbitraire qui serait érigé au niveau d'instance régulatrice d'un ersatz de vie publique qui ne serait plus qu'un équilibre entre le pouvoir corporatif du grand capital et celui, tout aussi corporatif, d'organisations bénéficiant de la personnalité juridique certes, mais qui ne sont pas des palliatifs ou des substituts aux instances citoyennes.
C'est pourquoi le statut quo actuel de la vie publique libanaise est plus que dangereux, il est mortel. L'agonie du politique qui se révèle est une agonie du vivre-ensemble, une agonie du citoyen qui ne se perçoit plus comme le seul souverain et l'unique source de tout pouvoir et préfère s'en remettre à la tutelle de la force armée et du pouvoir corporatif avec toutes les dérives populistes que cela entraîne. Le premier pas d'un changement salutaire de notre regard sur l'espace de l'agora serait de ne plus opérer la distinction illusoire entre « société civile » et « société politique » car il s'agit là d'une redondance. Le vivre-ensemble, par définition, est une communauté politique c'est-à-dire une société civile démocratique, qui se dote elle-même des moyens et des instances nécessaires à la vie de ce que les individus partagent ensemble.

Lors d'un colloque académique, un des conférenciers exposa les résultats d'une enquête récente sur le degré de confiance des citoyens libanais dans leurs institutions, et leur implication personnelle dans la recherche du bien commun. En filigrane, l'enquête semblait vouloir cerner le rapport de tout individu à ce qu'on appelle « le » politique et qu'on distingue souvent mal de...

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