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Nos Lecteurs ont la Parole - Antoine MESSARRA

Le droit sans effectivité, ou l’injustice douce*

Les rapports entre droit et société se déploient dans trois sphères distinctes : celle du droit effectif avec des marges humaines d'inapplication, celle des violations flagrantes que des organismes des droits de l'homme recensent avec vigilance, et la sphère peut-être la plus large où le droit est inappliqué, contourné, instrumentalisé, de façon manifeste ou en sourdine et où l'injustice se pratique non par des moyens répressifs ou barbares d'autrefois, mais en douceur.
Gebran Khalil Gebran écrit dans Le Prophète (1923) : « Puis un juriste dit : Mais qu'en est-il de nos lois, maître ? Et il répondit : Vous vous délectez à établir des lois, mais vous éprouvez un délice plus grand encore à les violer... »
Pourquoi se pencher aujourd'hui sur l'effectivité du droit ? Qu'est-ce que l'effectivité ? Quelles sont ses composantes et conditions ? Que faire ?
Pourquoi l'effectivité ? Il faudra se pencher sur l'effectivité du droit pour quatre raisons au moins : l'instrumentalisation de la loi, la judiciarisation du droit, l'inflation juridique et l'exploitation de la symbolique de la loi pour donner l'illusion du changement. Un droit non effectif n'est pas du droit, mais de l'injustice douce avec tout un arsenal d'argumentation technique dans des sociétés dites évoluées. La justice constitutionnelle a apporté durant les vingt dernières années une contribution pionnière à la normativité. Mais presque à tous les niveaux moindres, le droit se trouve manipulé et galvaudé. Il s'agit de repenser, réfléchir, appliquer le droit, légiférer et juger avec l'obsession de l'effectivité. C'est l'obsession de justice et l'esprit de justice.
L'effectivité, c'est la réalisation dans les pratiques sociales des règles énoncées par le droit. Elle dépend de cinq facteurs dont le premier seulement relève du droit positif : la qualité de la légifération, les rapports de force en société, les capacités financières et administratives des institutions publiques, l'état de la magistrature en tant que garant de la bonne application du droit et la culture dominante en société. L'effectivité n'est pas aisée à comprendre pour des personnes rodées exclusivement et pour longtemps dans le contentieux juridique et judiciaire.
Des droits civils et politiques, en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques entré en vigueur en 1976, sont en suspens. En vertu de l'art. 2-2 du Pacte, les États parties s'engagent « à prendre les arrangements devant permettre l'adoption de telles mesures d'ordre législatif ou autre, propres à donner effet aux droits reconnus dans le présent Pacte qui ne seraient pas déjà en vigueur ». Nombre de clauses posent des problèmes aigus d'effectivité : l'égalité entre les sexes, les discriminations, la présomption d'innocence, le droit au jugement sans retard excessif, la liberté syndicale, le droit de l'enfant d'acquérir une nationalité, les droits culturels...
L'expérience en perspective comparée permet de dégager dans la praxis trois formes de contournement et de manipulation : l'exploitation de la symbolique de la loi pour donner l'illusion du changement, l'inflation juridique et les jurisprudences administratives internes discordantes et incompatibles avec le contenu des lois en droit public. Dire en toute situation qu'il faut légiférer, c'est présupposer que tous les magistrats, tous les organes parajudiciaires, toutes les administrations publiques, tous les citoyens vivent dans une démocratie sublime et que chacun porte avec lui les recueils de législation et que, s'il y a inapplication ou mauvaise application, c'est la « responsabilité » de la loi ? Or un texte n'est pas responsable. La responsabilité est humaine et personnelle.
Nombre d'exemples législatifs et constitutionnels d'ineffectivité au Liban sont pertinents : la protection des délinquants, la protection du consommateur, la loi antitabac, la liberté d'association, la décentralisation et la loi municipale, le statut personnel et la règle de discrimination positive (art. 9, 10 et 95 de la Constitution), le code de la route, l'acculturation du droit constitutionnel et sa jurisprudence...
La gestion des recours internes par la Cour européenne des droits de l'homme pose presque tous les problèmes d'effectivité, de la centralité du problème et des exigences impératives d'associer justice et effectivité. Les « arrêts pilotes » sont ceux qui révèlent des déficiences structurelles et qui exigent des mesures générales.
Que faire ? L'édifice constitutionnel le mieux élaboré et les lois les mieux mûries ne garantissent pas le droit ni l'État de droit. La loi a pour finalité le droit, et la finalité du droit, ce n'est pas de rendre la justice suivant la formule bureaucratique en vogue, mais que la justice soit effectivement rendue.
Quatre perspectives d'action sont prioritaires :
1. L'obligation de légiférer : Les exigences de clarté, de cohérence et d'intelligibilité de la loi deviennent aujourd'hui des impératifs constitutionnels. En outre, nombre de Parlements, à la suite de l'approbation d'une loi, forment un comité parlementaire en vue du suivi de l'application. Il s'agit là d'une fonction intégrante du contrôle parlementaire de l'exécutif.
2. Les évaluations d'impact : Ces évaluations ne doivent pas être exclusivement quantitatives, comptables et procédurales, mais porter sur l'accessibilité effective aux droits.
3. La légitimation sociale de la législation à travers le dialogue social : Plus une loi a fait l'objet de concertation, plus elle a des chances d'application, avec acculturation juridique et un appareil administratif et financier minimal.
4. L'enseignement du droit dans des facultés de droit et non de loi : Les notions même de droit et de justice (jus) sont plus larges que celle de loi (lex). La professionnalisation à outrance de l'enseignement et de la pratique du droit, depuis une vingtaine d'années, garantit certes la rigueur et la justesse du droit, mais elle risque aussi d'intégrer le droit dans les considérations mercantiles du marché aux dépens de sa fonction suprême de justice en société. Le droit n'est pas une technique comme une autre. C'est une science humaine, oui humaine, et sa finalité est la justice.

Antoine MESSARRA
Membre du Conseil constitutionnel
Chaire Unesco des religions comparées, du dialogue et de la médiation, USJ

*Le texte est la transcription partielle d'une communication orale enregistrée au cours du « 4e Atelier interculturel sur la démocratie », Conseil de l'Europe, ministère italien des Affaires étrangères, Rome, 9/10/2014.

Les rapports entre droit et société se déploient dans trois sphères distinctes : celle du droit effectif avec des marges humaines d'inapplication, celle des violations flagrantes que des organismes des droits de l'homme recensent avec vigilance, et la sphère peut-être la plus large où le droit est inappliqué, contourné, instrumentalisé, de façon manifeste ou en sourdine et où...

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