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La légende de Jeannette

Nous autres enfants des collèges francophones n'avions pas accès à la culture Sabah. Parler l'arabe était déjà une forme de péché, quant à chanter des chansons populaires... Mais nous savions vaguement que le Liban avait ses tours jumelles, deux monuments qui se tournaient quasiment le dos, Feyrouz d'un côté, Sabah de l'autre. Feyrouz, et Sabah son double inversé. Sabah aussi délurée que Feyrouz est hiératique, aussi fausse blonde et solaire, aussi riante et en apparence insouciante que Feyrouz est nocturne, tragique, saturnienne. Feyrouz qui chante Khalil Gebran, Sabah des refrains stupides. Feyrouz inspire le respect, Sabah un air de dabké. À l'évocation du nom de Sabah, qui dans notre enfance en était déjà à son 5e ou 6e divorce, il se trouvait toujours une bigote, une nounou, une concierge, une grand-mère austère pour grommeler sa répréhension. Tss-tss, ça ne se fait pas. Les coincées murmuraient qu'elle devrait être « excommuniée ». C'était la première fois que nous entendions ce mot. À la veille de notre première communion, nous tremblions d'émotion à l'idée d'être brutalement refoulés de l'autel, avec ou sans divorce. Et puis d'ailleurs, qu'est-ce qu'il lui avait pris, à Sabah, de se marier aussi souvent ? Fallait-il systématiquement épouser tous ses amoureux au risque d'être « ex-com-mu-niée » ? Cette Barbie grandeur nature nous fascinait avec son incroyable tignasse blonde, ce rire qu'on entendait dans sa voix et sa joie naturelle. On se faisait raconter ses histoires en attendant l'autocar. Elle aurait donc « placé sa fille au pensionnat, en Angleterre, au fin fond d'une forêt! », et l'enfant aurait fait le mur ! Et même traversé trois grands bois en courant jusqu'à Londres ! À côté de ça, le Petit Chaperon rouge, c'est roupie de sansonnet.
Sabah, c'était la statue de la Liberté dans un Beyrouth qui se dépoussiérait lentement de son carcan de traditions et s'accrochait à ses frasques pour oser à son tour. Sabah, c'était un cœur énorme, on dit qu'elle offrait ses gains à son village de Wadi Chahrour qui lui a valu son surnom de « Chahroura » (le merle). Et puis Sabah s'est envolée pour Paris, Londres, Madrid, Sydney. Elle a chanté au prestigieux Festival de Baalbeck. Elle a gagné ses galons. Si les grandes scènes du monde l'accueillaient à bras ouverts, on pouvait désormais sans honte fredonner son «Allô Beyrouth», où il est question d'un standardiste qui ne passe pas la ligne alors que la blonde s'impatiente d'entendre, à l'autre bout du fil, la vie qui palpite entre Sanayeh et Hamra. Ma mère nous a même emmenés, peu de temps avant la guerre, donc une première et dernière fois, assister au spectacle que Sabah donnait à la salle Picadilly. Je me souviens qu'elle portait une curieuse robe rouge, très longue et très évasée, et quand elle chantait «Allumez l'électricité (sic)», une rangée d'ampoules reliées à un fil électrique assez visible éclairaient le tulle de son jupon. Philippe Katherine n'a rien inventé avec « Je coupe le son ».
Le destin de Jeannette Féghali qui prit pour nom d'artiste « Sabah » – le jour, quand il est beau – rejoint celui de Beyrouth et du Liban qu'elle a tant aimé. Sa mort, tant de fois annoncée et démentie, a été confirmée en ce jour de novembre de l'an de grâce 2014, après une commémoration de l'indépendance avortée, sans parade, sans fanfare, sans folklore. Des signes qui nous disent l'urgence de nous réinventer.

Nous autres enfants des collèges francophones n'avions pas accès à la culture Sabah. Parler l'arabe était déjà une forme de péché, quant à chanter des chansons populaires... Mais nous savions vaguement que le Liban avait ses tours jumelles, deux monuments qui se tournaient quasiment le dos, Feyrouz d'un côté, Sabah de l'autre. Feyrouz, et Sabah son double inversé. Sabah aussi...

commentaires (4)

Pour tout nostalgique Sabah restera Sabah . Immortelle on fredonnera toujours ses belles chansons du Coeur .

Sabbagha Antoine

14 h 29, le 27 novembre 2014

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Commentaires (4)

  • Pour tout nostalgique Sabah restera Sabah . Immortelle on fredonnera toujours ses belles chansons du Coeur .

    Sabbagha Antoine

    14 h 29, le 27 novembre 2014

  • Juste une petite précision, pour corriger une erreur courante: Sabah, comme son oncle le fameux poète de "zajal" libanais Chahrour el Wadi(de son vrai nom Assaad Feghali), sont de Bdédoune, village voisin de Wadi Chahrour. Le nom de Chahroura lui a été donné en référence à son oncle...

    Georges MELKI

    11 h 34, le 27 novembre 2014

  • KÉNÉT... ALLAH YIR7AMA... NAFSA KHADRA. BASS SAOUTA A7LA MIN FEYROUZ MITE MARRA.

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 25, le 27 novembre 2014

  • Les éhhh Libanaises Saines ; même "francophones!" et même encore fillettes ; restent là, debout dans les ruelles et sur les boulevards pour témoigner, pour certifier quelque chose, attester la vraie vérité en laquelle elles croient viscéralement. On perçoit bien qu’elles ne comprennent pas grand-chose de cette indéchiffrable perversion traditionnelle, qui fait qu’elle les brime sciemment. D’ailleurs, on les brime essentiellement pour des raisons misogynes strictement campagnardes et indigènes ! Ce n’est pas rien, ce tout petit rappel que tout retors hirsute à barbe ou à moustache devrait obligatoirement s’abstenir de la moindre violence "verbale" comme de toute intolérance. Les Libanaises Saines ont quelquefois encore peur, quand même. Elles aimeraient s’abandonner, on le pressent, aux bouffées de "lâcheté" qui parfois les étouffent. Mais quelque chose de plus grand qu’elles les en empêche. Et leurs petits émerveillements, les sourires de gamines de ces "bonnes femmes" en lutte, leur goût de la vie libertaire et Saine, tout cela prend à la gorge et fait battre le cœur de cette Libanaise en ce Sabâh "fertile". En vérité, en vérité c’est une bonne chose qu’en ces temps traditionalistes rétrogrades et archaïques pour la Femme libanaise Saine si souvent humiliée, on puisse être en symbiose avec elle ; elle que ces roués retors à vibrisses baveuses et mouillées continuent à opprimer dans leur steppe culturelle Malsaine si aride et si pourrie !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    04 h 36, le 27 novembre 2014

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