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Culture - Exposition

Taysir Batniji et Anna Boghiguian chez Sfeir-Semler : « Imperfect Lovers » ?

Deux artistes, le Palestinien Taysir Batniji et l'Égypto-Arménienne Anna Boghiguian, croisent – sur la pointe des pieds ! – leurs univers à la galerie Sfeir-Semler de Beyrouth.

Chez Anna Boghiguian, une conférence de corbeaux ? (Sculptures en plâtre ; 26 x 16 x 10 cm)

Il y a ceux qui se laisseront «émouvoir» (oui, le mot n'est pas souvent de mise en matière d'art conceptuel, mais c'est le cas cette fois) par le discours à la fois politique et sensible, la thématique engagée et cependant nimbée de la poésie des souvenirs d'enfance, l'accord parfait du fond et de la forme des œuvres multiples de Taysir Batniji. Et il y a ceux qui s'abandonneront à l'envoûtement des formes et des couleurs de l'art à la puissance primale d'Anna Boghiguian. Deux artistes aux univers, expressions et parcours différents qui se partagent l'espace de cette vaste galerie d'art contemporain jusqu'au 7 mars.

« Tharoua vs Thaoura »
Issues de pratiques artistiques diverses (sérigraphies, photos, installations dont une résultant d'une performance) et réunies sous l'intitulé « Memory Is Ever Green», l'ensemble des pièces de Taysir Batniji déploient, chez Sfeir-Semler, leurs formes minimalistes chargées néanmoins d'un éloquent témoignage sur la réalité palestinienne.
Né à Gaza, aujourd'hui installé à Paris, ce plasticien, dont les œuvres ont été acquises par le Victoria & Albert Museum, le Centre George Pompidou ou la Fondation Louis Vuitton entre autres, présente un travail habité par la cause palestinienne, marqué par les thèmes de l'absence, la disparition et le déracinement... Mais aussi enrobé des souvenirs «à jamais verdoyants» du temps de l'enfance. D'où le titre de cette exposition. Laquelle s'ouvre sur deux cercles en néon, l'un enveloppant le mot «Thaoura» (révolte) l'autre le mot «Tharoua» (richesse), juxtaposés sur le mur d'entrée. Composés des mêmes lettres arabes, les deux mots peuvent de prime abord être confondus avant de révéler, sous un regard attentif, leur profonde dissonance. Une première œuvre qui, d'emblée, donne le ton de l'ensemble de son travail. À savoir: un discours politique d'une implacable désillusion «agrémenté» néanmoins d'un jeu sur l'illusion, l'entre-deux, les paradoxes ou encore de références artistiques... Et formulé avec une vigilante recherche d'harmonie du fond et de la forme.

Ainsi, cette installation railleusement intitulée «Imperfect Lovers» renvoie au fameux «Perfect Lovers», duo d'horloges murales aux aiguilles parfaitement synchros de l'Américano-Cubain Felix Gonzàlez-Torres. Tout comme elle fait évidemment référence aux liaisons dangereuses de l'argent et des révolutions... «au sein du monde arabe, pour le formuler de manière générale», soutient – prudemment! – l'artiste de passage à Beyrouth le temps du vernissage.

Atmosphère minimaliste dans la salle suivante, où l'on n'aperçoit au premier coup d'œil qu'une immense bande noire ceinturant les murs (et évoquant fortement les bandeau des faire-part nécrologiques). Mais qui se révèle, en réalité, une juxtaposition de 170 portraits sérigraphiques, en monochrome noir, de martyrs palestiniens. Invisibles au premier coup d'œil, chacun de ces disparus formant une chaîne anonyme retrouve, observé de près, une présence singulière. Et intense.

Au centre de la même pièce, une construction de blocs de savon gravés d'un adage palestinien qui pourrait se traduire par l'optimiste « Aucune condition n'est permanente» exprime, paradoxalement, l'espoir qui se dissout – comme un savon sous l'eau – d'un changement de situation...
Imprégné d'Arte Povera et utilisant souvent, par ailleurs, des matériaux pouvant se désintégrer, en une allusion évidente au sort de son peuple, son pays, son identité, Taysir Batniji grave, par exemple, la carte du monde sur un alignement de cure-dents, formant un rectangle de la taille d'une carte d'identité. Encadrée et accrochée sur l'une des cimaises, cette œuvre miniature exprime le sentiment d'exil. Le monde devenant pour tout déraciné, «petit, instable et d'une douleur piquante », confie-t-il.

La terre palestinienne se réduisant à des souvenirs mouvants et insaisissables, comme des gouttelettes d'eau, l'artiste tente d'en retracer la teneur dans un texte rédigé avec de la résine transparente sur panneau immaculé... Tandis qu'un peu plus loin, des copeaux de crayons qu'il a taillés sur place, durant plusieurs jours, forment un tapis évocateur d'un champs de coquelicots, à forte teneur symbolique de mort, de sang et de résurrection...
Dans une vitrine, un trousseau de clés en cristal reproduction exacte de celui de son atelier à Gaza, où Batniji ne peut plus mettre les pieds, transcende en œuvre délicate comme un rêve l'amertume de la dépossession. Et, en face sur le mur, trois séries de photos de miradors israéliens qui ressemblent à s'y méprendre aux œuvres sur les usines désaffectées du couple de photographes allemands Bernd et Hilla Becher (dont l'artiste palestinien a suivi délibérément la méthodologie: image frontale, répétitive, en noir et blanc et sans trace humaine) complètent le tableau d'une réalité palestinienne traversée d'une narration personnelle, avec ce que cette dernière comporte d'émotion, de désenchantement et paradoxalement d'aspiration et d'espoir !

Énergie primale
Parallèlement à l'univers tout en sobriété et plutôt noir et blanc du plasticien palestinien, celui d'Anna Boghiguian déploie une profusion de couleurs. Et une énergie dense, quasi primale.
Cette Égyptienne d'ascendance arménienne semble pratiquer l'art à la manière d'un journal de bord. En dessins et textes mêlés, donnant l'impression d'avoir été jetés, spontanément, fiévreusement même, sur papier Canson, dans un gribouillis de formes, de mots et de couleurs. Comme un travail de documentation et de mémoire. De consignation des perceptions, du ressenti qu'elle garde des villes et des pays qu'elle sillonne inlassablement. Cette artiste nomade dans l'âme, née en Égypte en 1946, a suivi des études de sciences politiques et économiques à l'Université américaine du Caire, additionnés d'une formation aux beaux-arts et à la musique au Canada avant d'entamer son incessant périple à travers pays et continents.

De l'Inde à la France, en passant par les États-Unis et Beyrouth (qui lui a inspiré quelques pièces de cette exposition), le flux des villes, leur dynamisme, leurs figures et références politiques, culturelles et artistiques irriguent son travail. Dont l'objectif premier est de se « libérer du joug des mythes et légendes », écrit-elle dans une phrase énigmatique qui ressemble à une note d'intention.

Issus donc de ses pérégrinations et apportant « son » témoignage de la réalité du monde d'aujourd'hui, une abondance de dessins, peintures, broderies, installations (composées de matières brutes, récupérées et figures en plâtre ou en papier mâché), présentés dans une scénographie assez théâtrale, dégagent une atmosphère dramatique. Plombée par la présence soutenue de figures d'oiseaux. De corbeaux aux (vraies) ailes noires...
Deux artistes aux styles pas vraiment synchros. Mais qui, chacun à sa façon, apporte son témoignage d'un monde et d'une époque. À découvrir absolument !
Jusqu'au 7 mars.

*Immeuble Tannous pour les Métaux, 4e étage, secteur La Quarantaine. Tél. 01-566550. Horaires d'ouverture : du mardi au samedi, de 11h à 18h.

 

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