« Avec l'interventionnisme syrien ascendant, ce sont toutes les institutions libanaises qui ont été progressivement assassinées. »
C'est par cette image choc que le député Marwan Hamadé a commencé hier la seconde partie de son témoignage devant le Tribunal spécial pour le Liban, chargé de juger les assassins de l'ancien Premier ministre Rafic Hariri.
Sollicité par l'accusation pour parler du contexte politique qui a prévalu à la veille de l'assassinat du 14 février 2005, le député a livré un récit portant sur tout un pan de l'histoire des relations libano-syriennes, plus précisément les relations qu'entretenait Rafic Hariri avec la nomenklatura de Damas. Témoin privilégié de toute la période qui s´étend entre l'adoption des accords de Taëf et l'assassinat de l'ancien Premier ministre, ayant souvent fréquenté les coulisses de Koraytem pour avoir été plusieurs fois ministre mais aussi un proche ami de Rafic Hariri, Marwan Hamadé est apparu hier devant la cour comme un témoin précieux pour la richesse de ses informations, dont le poids reste bien entendu à évaluer par les juges.
Formulant des réponses généreuses aux questions de l'accusation, il a passé en revue une succession d'incidents « fâcheux », souvent ponctués de menaces de plus en plus explicites de la part du régime syrien à l'encontre de Rafic Hariri.
Il évoquera tour à tour l'épisode de la vente forcée par l'ancien Premier ministre de ses actions au Nahar, la réunion humiliante de Damas en 2003 avec Bachar el-Assad flanqué de deux officiers armés, de la surveillance que lui ont infligée les Syriens et dont avait été chargé son propre responsable de sécurité, Ali Hajj, bref autant d'exemples illustrant la tension ascendante dans les relations entre Rafic Hariri et le président syrien.
Une tension nourrie par une seule et même problématique : la tentative inlassable de l'ancien Premier ministre de libérer le pays des griffes du régime syrien, lequel, par tous les moyens, cherchait à perpétuer son hégémonie sur le Liban, dira en substance le député.
« Les espaces de liberté cédés au Liban ont commencé à se réduire comme peau de chagrin, de 2000 jusqu'aux événements tragiques de 2005 », dit-il.
L'épisode d'« an-Nahar »
Des heures durant, Marwan Hamadé décortique la politique syrienne visant à museler les médias indépendants ou proches de Rafic Hariri : la fermeture de la MTV, le sabotage de la Future TV visée par des roquettes, pour culminer avec l'affaire an-Nahar que le régime Assad « a voulu pousser à la faillite en contraignant l'ancien Premier ministre à vendre ses actions ».
La décision avait été transmise à Rafic Hariri lors d'une réunion « humiliante » en décembre 2003, raconte M. Hamadé. « Bachar Assad l'avait accusé de soutenir le quotidien an-Nahar qui, selon lui, est un média ouvertement opposé au régime syrien, orchestrant une campagne en faveur de l'application de Taëf », confie le député.
Ce à quoi Rafic Hariri avait répondu qu'il n'était pas responsable de la politique du journal qui était un organe indépendant. Les Syriens ont insisté pour que l'ancien Premier ministre vende immédiatement ses actions au sein du quotidien et retire du conseil d'administration les membres qui sont proches de lui. L'ancien Premier ministre avait trouvé une entourloupe pour aider les Tuéni à racheter ses actions, mais cet arrangement « n'avait pas plu à Bachar el-Assad ».
(Lire aussi : Procès Hariri : Wissam el-Hassan avait démissionné de ses fonctions quelques jours avant l'assassinat)
La réunion de décembre 2003 : Hariri se cogne volontairement la tête
Parler des accords de Taëf était par ailleurs devenu une question taboue pour les Syriens, poursuit le député qui relate comment, un jour d'avril 2003, il avait présenté un brouillon de la déclaration ministérielle à Rafic Hariri, dans lequel il mettait l'accent sur la nécessité pour le gouvernement d'appliquer les clauses de Taëf qui étaient restées lettre morte, notamment les clauses relatives aux élections, à l'abolition progressive du confessionnalisme politique, à la décentralisation et au retrait des forces syriennes.
« Lorsque j'ai présenté le projet, il m'a dit : "Mon cher Marwan, tu veux notre mort ? Tu veux qu'on soit éliminés ?" Il a pris le projet et l'a jeté à la poubelle. » Finalement, la déclaration ministérielle a été rédigée sans aucune référence à Taëf.
Le début de la rupture définitive est intervenue au lendemain de la réunion de décembre 2003 entre Rafic Hariri et Bachar el-Assad à Damas, poursuit le témoin.
« Il en est sorti particulièrement stressé, humilié, avec l'impression que les Libanais étaient des moins que rien aux yeux des Syriens, a souligné Marwan Hamadé. Le message était clair : il lui était interdit de s'opposer à Émile Lahoud. » « En sortant de la réunion, il était hors de lui, ajoute M. Hamadé. À tel point qu'il s'est cogné la tête volontairement contre la vitre de la voiture. Le sang a commencé à couler de son nez. »
Ce qui l'avait notamment dérangé au plus haut point, commente M. Hamadé, c'était la présence de trois officiers syriens ( Ghazi Kanaan, Mohammad Makhlouf et Rustom Ghazali ), dont deux étaient armés.
« Aucun protocole n'avait été respecté lors de cette réunion qui s'était déroulée plutôt sur le mode d'un monologue. Il avait été convoqué pour recevoir des ordres (...) et s'assurer qu'il s'exécuterait », dit-il.
(Lire aussi : Procès Hariri : les visites secrètes et nocturnes de Rustom Ghazalé à Koraytem)
Le renouvellement du mandat Lahoud
Interrogé sur la teneur de l'article 40 de la Constitution et l'intention de Damas de renouveler le mandat du président Émile Lahoud, le témoin affirme : « La Syrie était le seul pays qui contrôlait les échéances libanaises. L'idée était de tenter de convaincre Damas que l'alternance était la meilleure solution pour le Liban mais aussi pour la Syrie. »
À la question de savoir quelle était, à sa connaissance, l'intention de Rafic Hariri à l'égard de la demande syrienne de l'amendement de la Constitution libanaise (pour prolonger le mandat de Lahoud), M. Hamadé assure qu'« il était clair que Rafic Hariri ne voterait pas pour la prorogation d'Émile Lahoud ».
Toutefois, dit-il, la position la plus clairement exprimée par Rafic Hariri à ce sujet a été à partir de Bulgarie en 2004, lorsqu'il avait déclaré à la LBCI, en réponse à une question : « Je préfère que ma main soit coupée plutôt que de signer le décret de la prorogation. »
Autre épisode majeur dans l'histoire des relations turbulentes entre Rafic Hariri et Damas, le scénario de l'invitation du 25 août adressée à Rafic Hariri, Nabih Berry et Walid Joumblatt, via le chef des services de renseignements syriens, Rustom Ghazali, pour venir assister à une réunion prévue à Damas avec le président syrien.
« L'invitation était symptomatique du niveau de dégradation des relations », souligne M. Hamadé qui affirme que Rustom Ghazali les avait prévenus que la réunion visait à assurer le quorum nécessaire pour l'amendement constitutionnel en vue de la prorogation. Walid Joumblatt a dit à Ghazali qu'il n'était pas d'accord et qu'il allait en discuter avec Bachar. « "N'y allez pas si vous n'allez pas accepter la prorogation", lui répond Ghazali. » Le lendemain, M. Joumblatt reçoit un message que l'invitation est annulée.
Quant à Rafic Hariri, il avait indiqué qu'il pourrait accepter ou non la prorogation, mais qu'il fallait en discuter d'abord, et ce dans l'intérêt des deux pays. « "Cette question ne peut faire l'objet d'aucune discussion", lui rétorque Rustom Ghazali. »
« Je suis le Premier ministre. Je n'irai pas si la décision est prise d'avance. » « Si vous n'y allez pas, il y aura un problème », a insisté Ghazali, qui finit par enjoindre à Rafic Hariri de se diriger à Damas le lendemain et d'attendre les directives du président syrien.
Avant de lever l'audience, le président de la chambre de première instance, le juge David Re, a demandé si le député Walid Joumblatt figure sur la liste de témoins. Le représentant du bureau des victimes répond par la positive. Une demi-heure plus tard, M. Joumblatt déclare par voie de Twitter qu'il viendra témoigner devant le TSL « si je fais l'objet d'une citation à comparaître ».
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commentaires (10)
En espérant que ce tribunal un jour ira au bout ....sinon l'autre justice sera trop violente avec trop de dégâts collatéraux....merci à la providence d'avoir épargné Mr Hamade...
CBG
01 h 38, le 21 novembre 2014