L'équation est simple : est-ce parce qu'un corps est métastasé qu'on ne doit pas soigner des gastrites, des déshydratations, des grippes retorses, des eczémas ou des fractures? En d'autres termes : est-ce que cela sert à quelque chose de perdre de l'énergie et du temps sur le micro quand le macro est atrocement dégénéré ? Est-ce parce qu'il n'y a pratiquement plus d'État que l'exécutif est manchot et cul-de-jatte, que le législatif est une immense farce, que le judiciaire est ectoplasmique, que la sécurité est comme le politique : à son degré zéro, que la barbarie jihadiste et la milice hezbollahie gangrènent l'ici et l'ailleurs, que l'économie se suicide ou se fait suicider, qu'il ne faut pas s'occuper du code de la route, du droit des femmes, du mariage civil, du délabrement de l'éducation nationale ou de la malbouffe ? Oui ? Non? Peut-être, cela dépend ?
La campagne cette semaine du ministère de la Santé contre la mauvaise hygiène alimentaire a prouvé, si tant est qu'il le fallait encore, à quel point, dans ce Liban sclérosé, une bonne idée (au niveau étatique) égale presque toujours un beau gâchis. L'homme, Waël Bou Faour, est jusqu'à nouvel ordre un ministre comme les Libanais aimeraient en (a)voir plus souvent : partisan certes, politisé jusqu'à la moelle et légèrement démagogue (qui ne l'est pas, qui peut ne pas l'être dans un gouvernement libanais de non-technocrates...), mais intègre, mais entier, mais dynamique et fougueux, mais travailleur, mais plein d'initiatives. Faire son devoir en faisant primer le droit des Libanais de savoir ce qu'ils mangent en est une superbe. Et que ses aînés, ses collègues du Tourisme, Michel Pharaon, et de l'Économie, Alain Hakim, dont le travail depuis leur arrivée au poste est impeccable, à la limite du stakhanovisme, s'inquiètent des retombées négatives de cette opération-bulldozer sur les intérêts déjà atrocement branlants du pays, est tout aussi compréhensible.
Le timing mis à part (ce n'est jamais le bon moment dans ce pays...), les maladresses du ministre de la Santé sont nombreuses, étranges, évitables. Pourquoi s'attirer un déluge de reproches et de soupçons alors qu'il aurait pu attendre que les laboratoires examinent les établissements sur l'ensemble du territoire libanais, Chouf, Békaa-Ouest et banlieue sud compris, avant que de dévoiler ses listes noires ? Pourquoi se prévaloir de l'appui du chef du PSP, Walid Joumblatt – S'il ne me soutenait pas, j'aurais été haché menu – plutôt que des résultats, supposément en béton, de ces laboratoires scientifiques au cœur desquels il s'est rendu à grands renforts de caméras de télévision ? Pourquoi ne pas avoir incriminé en premier lieu les distributeurs, ces très, très puissants distributeurs qui livrent viandes et volailles à l'immense majorité des établissements incriminés ? Pourquoi ne pas avoir mis en cause les pourvoyeurs d'eau, cette eau privée, très souvent saumâtre et fécale avec laquelle une très grande partie des Libanais se brosse les dents parce que l'État n'est pas capable d'assurer l'eau courante ? Pourquoi ne pas avoir organisé le tout, à l'intention de l'opinion publique, avec les ministres de l'Agriculture, de l'Eau, de l'Économie et du Tourisme, et avec les présidents des syndicats concernés ? Mêmes questions concernant ses collègues, à une toute autre échelle : pourquoi ne pas avoir réservé leurs reproches à Waël Bou Faour aux salons feutrés et insonorisés du Sérail, ne serait-ce que pour éviter de saper davantage une cohésion et une solidarité gouvernementales plus que rachitiques ?
En réalité, c'est l'École des fans. Là où tout le monde gagne/perd. Pas par charité, par facilité, par compassion, ou parce que ce pays n'a toujours pas su se débarrasser de cette sale habitude, antidémocratique au possible, du ni vainqueur ni vaincu, mais parce que ce pays reste le paradis des amateurs et de l'amateurisme. Parce que dans un mois, ce sera comme si de rien n'était, comme si cet épisode n'avait pas existé. Parce que, dans deux mois, une nouvelle bombinette, un nouveau pseudoscandale éclatera. Puis retombera, dans l'indifférence générale.
Parce qu'un ministre, aussi talentueux, honnête et efficace soit-il, ne peut rien faire seul. Et ne doit rien faire seul : un ministre n'est pas Spiderman. Il lui faut un appareil étatique et institutionnel digne de ce nom qui l'accompagne dans sa croisade, quelle qu'elle soit. Et il faut surtout que l'exécutif, ou que le microcosme politique dans lequel il évolue, ait un minimum de crédibilité. Parce que, sérieusement, qui oserait parler aujourd'hui d'État libanais ? Parce que, sérieusement, qui fait encore confiance à un gouvernement libanais ? C'est juste obscène tellement c'est pathétique.
Heureusement, il reste dans ce pays quelques infimes plaisirs. Manger. Une téblé nayyé chez Halabi. Ou une habra nayyé en delivery de chez Kababji. Entre autres. Au Liban, on se console comme on peut. Pas comme on veut.
Liban - En dents de scie
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OLJ / Par Ziyad MAKHOUL, le 15 novembre 2014 à 01h26
commentaires (6)
Dans un pays si corrompu on doute de tout et aussi des propos de tout ministre .
Sabbagha Antoine
18 h 29, le 15 novembre 2014