L'« icône » de la télévision libanaise, May Chidiac, a fait l'objet de tous les hommages, samedi soir, au Salon du livre francophone au Biel, dans le cadre de la table ronde consacrée à la publication de son nouvel essai, La télévision mise à nu, aux éditions L'Orient des livres. L'ouvrage, qui s'attaque à la question de « l'influence de la politique sur l'évolution du paysage télévisuel libanais », a en effet fait l'objet d'une conférence avec la participation de l'auteur, du ministre de l'Information Ramzi Jreige, de l'ancien ministre de l'Information, Tarek Mitri, du directeur général de la présidence de la République, Élie Assaf, et du journaliste Camille Menassa, vétéran de la télévision locale.
La rencontre a été animée par notre collaborateur Michel Hajji Georgiou, en présence d'un parterre de personnalités, parmi lesquelles le père Sélim Abou, les députés Ghazi Aridi et Nehmetallah Abinasr, les anciens ministres Nayla Moawad, Walid Daouk et Jean Oghassabian.
May Chidiac, Élie Assaf et Camille Menassa
Présentant les intervenants, M. Hajji Georgiou a salué la bravoure et la détermination de May Chidiac qui, en dépit de son calvaire depuis sa tentative d'assassinat en septembre 2005, « n'a pas failli (...) et continue d'abattre tous les obstacles et de relever tous les défis, avec toujours autant de courage et de réussite ».
De son côté, Mme Chidiac a retracé la genèse de son essai, à l'origine une thèse de doctorat en sciences de l'information et de la communication, soutenue en 2008 à Paris II, qui visait à répondre à certaines questions-clés sur les rapports entre les médias et la politique. « S'il m'a fallu admettre l'interdépendance entre la politique et les médias, il m'a paru également évident que c'est la politique qui a le plus marqué l'évolution de la télévision au Liban, et pas le contraire (...) », a-t-elle indiqué, avant de rappeler comment l'attentat perpétré contre elle l'avait frappée, en 2005, au moment où elle finalisait sa soutenance de thèse...
À son tour, Élie Assaf a rendu un vibrant hommage à May Chidiac, soulignant qu'elle avait soutenu sa thèse « de manière remarquable », avec la mention très honorable. Évoquant ensuite la problématique de l'ouvrage, M. Assaf a indiqué : « Celui qui contrôle les médias contrôle l'opinion. Cette équation invoque la question persistante sur le pouvoir des médias (...), lesquels se sont transformés en pouvoir concurrent du pouvoir politique, modifiant ses modes d'exercice et le poussant vers un formatage de son action pour s'adapter aux exigences du show médiatique. L'image l'emporte désormais sur le contenu, l'émotion sur la réflexion, et le sensationnel s'impose comme recette pour accéder au paradis du journal de 20 h. De démocratie, nous sommes passés à la médiacratie, et le danger actuel est de virer de la médiacratie à la médiocratie. »
Mêmes propos dithyrambiques de Camille Menassa, ancien responsable de plusieurs journaux télévisés, le dernier en date étant celui de la MTV à la fin des années 90. « May Chidiac a été mon élève. Elle est aujourd'hui notre héroïne », a-t-il souligné, appelant de tous ses souhaits que « le pouvoir cesse de considérer les moyens d'information comme un prolongement de ses attributions et une arme entre ses mains », que « certains journalistes cessent de considérer le pouvoir comme la source de leurs revenus et de leur promotion sociale », et qu'ils « réalisent qu'ils sont responsables non pas vis-à-vis des gouvernants, mais du public pour lequel ils écrivent ».
L'hommage de Jreige
Prenant la parole, le ministre Jreige a lui aussi exprimé sa « grande admiration pour l'auteure, incarnation du courage et de la volonté », affirmant qu'il avait été « vraiment impressionné par la qualité du livre ».
Ramzi Jreige a ainsi avoué avoir été « saisi par l'émotion » face au récit des déboires de la MTV, « fermée pour cause d'indépendance d'opinion par la décision d'une justice liberticide (...), un jour de deuil pour la justice et la liberté d'expression », rappelant qu'il avait défendu la chaîne en tant qu'avocat. Il a également salué la dénonciation par Mme Chidiac de la censure et de l'autocensure. Avec une légère nuance toutefois : « J'ai toujours été en faveur de la liberté d'expression. Mais je me dois de dire, compte tenu des événements au Liban et dans la région, que j'en suis venu à m'interroger sérieusement sur les limites de cette liberté dans les médias. Lorsqu'on voit des chaînes diffuser complaisamment l'image d'un otage décapité par ses bourreaux, d'un homme égorgeant un autre, fait-on vraiment de l'information ? Ne remplit-on pas la mission que les assassins assignent aux médias, puisque leur objectif est psychologique : terroriser en médiatisant des crimes abjects ? C'est en application de ces principes que j'ai convoqué les médias à deux réunions pour mettre en garde contre le danger de diffuser certaines images qui deviennent des outils de propagande pour les terroristes. » Et le ministre de conclure : « Dans un pays où tout se délite, notre salut ne viendra que des personnes ayant le dynamisme, le courage, la culture et l'esprit d'entreprise dont May Chidiac a fait abondamment la preuve. »
Tarek Mitri
L'ancien ministre Tarek Mitri, qui a préfacé l'ouvrage de Mme Chidiac, n'a lui non plus pas tari d'éloges à l'égard de la journaliste, avant de dresser un tableau bien peu optimiste de la situation des médias au Liban.
Selon lui, la liberté des médias, autrefois menacée par l'État et ses tuteurs, est depuis 2005 contrôlée par les forces politiques et militaires non étatiques. Un contrôle qui n'est plus nécessairement coercitif, mais qui « s'exerce désormais par le biais d'une complaisance de la part des professionnels du métier et d'une identification avec les politiques qu'ils soutiennent ». On a donc dépassé le cap de la censure et de l'autocensure. « Le sensationnalisme, l'essentialisme, le dualisme et la violence verbale se conjuguent pour renforcer le rôle des médias comme outil de propagande politique », a souligné M. Mitri, évoquant ensuite les retombées désastreuses de l'absence d'autonomie financière des médias sur la liberté d'expression et l'indépendance des journalistes. « Au Liban, nos médias sont surtout des organes d'opinion et de propagande, tellement partisans et incapables de dissimulation, qu'ils ne sont pas assez crédibles comme acteurs pour s'imposer dans le façonnement de notre histoire immédiate », a-t-il noté.
Quant à l'opinion publique, formée par les médias, « elle devient à son tour tyrannique, acculant les médias, audimat oblige, à contribuer au nivellement culturel par le bas et réduire la politique à des querelles de personnes », a poursuivi Tarek Mitri. « Les cloisonnements partisans et les crispations communautaires au sein de notre société, reflétés de la meilleure manière dans le miroir des médias, rétrécissent l'espace public, nécessaire pour l'émergence d'une opinion publique », a-t-il ajouté. « Les chaînes télévisées, habitées par les démons du populisme, peuvent-elles échapper à la médiocrité, ou se soustraire à la servitude volontaire qui les empêche de s'autonomiser, même de façon limitée, par rapport aux politiques et aux détenteurs de leurs capitaux ? » a-t-il enfin noté, estimant que le travail à abattre pour les réformes des institutions, la modernisation des lois et la promotion de l'éthique professionnelle est une entreprise de longue haleine, qui plus est dans un système rongé par la « vetocratie ».
La table ronde a été suivie d'une signature au stand des éditions L'Orient des livres.
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commentaires (3)
Merci pour tout, May CHIDIAC !
ANTOINE-SERGE KARAMAOUN
17 h 03, le 04 novembre 2014