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Liban - Forum

Un prince du Levant dans l’aventure de l’alphabet

Les Phéniciens ont transmis à la Grèce l'écriture alphabétique, a dit Hérodote. Mais celle-ci n'est pas nécessairement l'apanage des ancêtres des Libanais puisque le lieu de son invention reste inconnu.

Le dieu égyptien Bès.

La cinquième édition du forum de la Fondation de Tyr et de la Ligue des cités cananéennes, phéniciennes et puniques (LCCPP) a réuni au musée du Pirée, Athènes, une pléthore de spécialistes français, grecs, maltais, sardes, espagnols, portugais et libanais, autour du thème « La route de l'alphabet ». Les intervenants ont proposé un regard sur la prodigieuse épopée des Phéniciens et les échanges qu'ils ont développés avec les peuples établis sur l'ensemble du pourtour méditerranéen, du nord comme du sud. Au programme, le murex, l'art phénicien, l'héritage et les sources d'inspiration, les traditions et les innovations de la Phénicie hellénistique ;
mais aussi la muséologie et le tourisme culturel, sans oublier la pollution de la Méditerranée qui engendre des risques irréversibles pour la santé comme pour la vie marine.
En premier lieu, et c'est le point sur lequel on s'arrêtera plus longuement, la « genèse de l'alphabet ». Un sujet sur lequel s'est attelée Françoise Briquel-Chatonnet, directrice de recherches au CNRS, directrice adjointe de l'UMR 8167, auteure de nombreuses études et publications, notamment Les Phéniciens : aux origines du Liban, cosigné avec Éric Gubel.

 

C'est quoi les Phéniciens ?
Évoquant Hérodote disant que les Phéniciens ont transmis à la Grèce les phoinikeia grammata (l'écriture alphabétique), Françoise Briquel-Chatonnet souligne que cette affirmation a été souvent interprétée sans nuance, notamment « par un certain nombre de Libanais qui en font un des fleurons de leur apport à la culture mondiale ». Elle fait observer qu'on appelle Phéniciens « les habitants de la côte levantine de la Méditerranée, entre Tyr et Arwad, pendant la période qui s'étend de l'invasion des peuples de la mer,
au début du XIIe siècle avant J-C, jusqu'à la conquête d'Alexandre, tout en admettant que bien des traits de la culture phénicienne persistent au-delà. Or nous le verrons, l'invention de l'écriture sort largement de ce cadre, chronologique comme géographique ».

 

L'écriture proto-sinaïtique
Les plus anciennes traces de l'écriture alphabétique ont été découvertes à Serabit el-Khadim, en 1916, dans la péninsule du Sinaï. Situé près des mines de turquoise exploitées par les Égyptiens dès le Moyen-Empire, le site a dévoilé un mode d'écriture différent de celui des hiéroglyphes égyptiens, que l'égyptologue Alan Gardiner a baptisé « proto-sinaïtique ». Il s'agit d'inscriptions courtes et répétitives où on lisait : « LB'LT que Gardiner a traduit, " À la maîtresse " », avec la préposition L « à », « pour » ; et le titre Ba'al avec le suffixe at du féminin. Cette expression était une dédicace à la déesse Hathor qualifiée de maîtresse. « Bien que limitée, cette série de signes a permis de révéler pour la première fois une écriture uniquement phonétique, qui ne note pas des idées ou des mots (écriture idéographique ou logographique), qui n'a pas de classificateurs ou de marqueurs grammaticaux », explique Françoise Briquel-Chatonnet. « De plus, dit-elle, les phonèmes notés sont des lettres et non des syllabes. C'est une écriture alphabétique, incomplète ne notant que les consonnes, comme c'est le cas pour les alphabets sémitiques. Il s'agissait donc d'un acquis très important. »

 

Une origine sémitique...
Deuxième point intéressant : « La langue de ces inscriptions était de type ouest-sémitique, apparentée à l'hébreu ou au phénicien », indique la conférencière. Elle rappelle qu'en Ougarit le titre Ba'al était donné au dieu de l'orage Haddu. Il était aussi porté au premier millénaire par le dieu poliade de Tyr, Melqart. La formation du féminin était aussi attestée à Byblos où la déesse protectrice de la cité avait le titre de ba'alat gubal, « maîtresse de Byblos ». De même, Ashtart/Astarté est souvent représentée avec les attributs de la déesse égyptienne Hathor, notamment sur la stèle érigée à l'époque perse par le roi de Byblos Yehawmilk, et qui se trouve au Louvre. « Le contexte culturel dans lequel ces inscriptions ont été conçues, et l'origine de ceux qui les ont rédigées, est clairement celui de Sémites de la côte levantine. »
Allant plus loin, Françoise Briquel-Chatonnet relève que le système dit « proto-sinaïtique » utilise des signes pictographiques, qui impliquent un lien étroit entre les dessins et le sens des mots. « Or ce lien est totalement interne au système sémitique, même si la forme générale des signes est inspirée du mode d'écriture égyptien, et non pas des signes cunéiformes akkadiens, du linéaire A ou B crétois ou des hiéroglyphes hittites », dit-elle.

 

Où est né l'alphabet ?
C'est sûr l'alphabet est né au sein des populations sémites. Quant à savoir dans quel lieu, « la question reste ouverte », a dit la directrice de recherches au CNRS.
La découverte à Wadi el-Hôl, à quelques 80 kilomètres à l'ouest de Louqsor, d'inscriptions analogues à celles de Serabit el-Khadim, montre que l'écriture n'était pas propre au Sinaï.
Mais le fait que toutes ces attestations soient en Égypte peut suggérer que l'écriture est née dans ce pays, où résidaient de nombreux sémites, marchands ou soldats. Toutefois, « des inscriptions, jusqu'ici non déchiffrées, à Byblos, témoignent d'un essai de mise au point d'une écriture nouvelle, et dévoilent un milieu local intéressé par cette question », ajoute la conférencière. Elle n'exclut pas non plus le Levant Sud, où l'on parlait une langue sémitique de l'Ouest et où les Égyptiens, au IIe millénaire avant J- C, jouissaient d'une grande influence.

 

Quid de la date ?
« L'écriture formée de signes pictographiques est sans doute assez proche du moment de l'invention. Toutefois, il est impossible d'avancer une date. Et dans l'état actuel des recherches, il n'est pas sûr qu'on puisse la trancher un jour, pas plus que celle du lieu », a dit Françoise Briquel–Chatonnet.
Les inscriptions du Wadi el-Hôl sont plus vieilles de deux siècles que celles de Sérabit el-Khadim datées du Moyen-Empire, disent certains spécialistes. Mais la conférencière fait observer qu'elles sont gravées sur une paroi rocheuse portant de multiples inscriptions depuis la plus Haute Antiquité jusqu'à l'époque copte. « Il n'y a donc aucun critère de datation externe. »

 

Une certitude : le milieu est celui de la culture ouest-sémitique
La conférencière signale qu'il y a eu un consensus pour dater les inscriptions « proto-sinaïtiques autour des XVIIe et XVIe siècles avant J-C, c'est-à-dire à une époque de repli de l'Égypte. Car il serait improbable que l'administration pharaonique ait laissé graver des inscriptions dans une langue inconnue, encore moins dans un temple dédié à Hathor. Une hypothèse a donc été avancée : à une époque où l'Égypte n'intervenait plus, une ou quelques expéditions ont été lancées par un prince du Levant pour exploiter la turquoise. Cela expliquerait aussi le caractère peu classique du petit sphinx mis au jour sur le site. Les inscriptions seraient alors datées des environs de 1600. Une objection a cependant été soulevée par Benjamin Sass, un des chercheurs qui s'est penché sur le sujet : « Une telle date laisse un laps de temps très long et presque pas documenté, avant les développements suivants de l'écriture alphabétique sémitique. » Les inscriptions de Serabit el-Khadim remonteraient, selon lui, au XVe siècle avant J-C.
Dans sa conclusion Françoise Briquel-Chatonnet est précise : « Le lieu de l'invention de l'alphabet est inconnu mais le milieu est celui de la culture ouest-sémitique, celle qui quelques siècles plus tard sera celle des Phéniciens, des Hébreux et des habitants des cités philistines, en bref de toute la côte levantine. »

 

 

La cinquième édition du forum de la Fondation de Tyr et de la Ligue des cités cananéennes, phéniciennes et puniques (LCCPP) a réuni au musée du Pirée, Athènes, une pléthore de spécialistes français, grecs, maltais, sardes, espagnols, portugais et libanais, autour du thème « La route de l'alphabet ». Les intervenants ont proposé un regard sur la prodigieuse épopée des...

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