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Culture - Course aux prix

« L’amour et les forêts » d’Éric Reinhardt, ou le portrait d’une Bovary des temps modernes

Avec « L'Amour et les forêts », Éric Reinhardt signe un portrait de femme d'aujourd'hui aux accents très « bovariens » ! Un roman magistral, parti grand favori des secondes sélections des prix Goncourt et Médicis. Revue de détail.

Éric Reinhardt, Bénédicte Ombredanne, c’est lui ?

Il aime l'amour, les forêts et les femmes, Éric Reinhardt. Ces dernières, il les aime non en séducteur-collectionneur, mais plutôt en ami, en complice, avec un mélange de respect et de délicatesse qui peuvent paraître aujourd'hui désuets. Tout cela transparaît dans la générosité, la finesse, la clairvoyance qu'il met à dépeindre ses personnages féminins. Et «elles» le lui rendent bien ! Ses lectrices, qui le suivent avec ferveur, se retrouvent tellement dans ses romans qu'elles lui écrivent spontanément en retour pour lui confier bien des secrets... Lesquels viennent ainsi alimenter l'imaginaire de cet auteur qui marie avec panache sa sensibilité romanesque et l'acuité de son regard posé sur les relations contemporaines. Le tout enrobé d'un style lyrique, riche en métaphores sans jamais être pédant ! Son dernier opus, L'Amour et les forêts (éd. Gallimard, 365 pages) dessine, dans cette même veine, un émouvant et tragique portrait de femme. Et offre à lire un récit envoûtant dès les premières pages, au suspense très bien mené et à la trame impeccablement maîtrisée.

Résumé: une lectrice envoie un courrier à un écrivain nommé... Éric Reinhardt, dans laquelle elle lui révèle à quel point l'un de ses romans a changé sa vie. Touché par sa lettre, ce dernier décide de la rencontrer. Cette professeure de littérature de 37 ans, mère de deux enfants, lui confie subir quotidiennement les humiliations d'un mari mesquin, manipulateur et violent. Un pervers narcissique à l'emprise duquel elle n'arrive pas à s'arracher, malgré une tentative, un jour, de se rebeller... en s'inscrivant sur Meetic (ce qui donne lieu à un paragraphe reproduisant dans leur réalité crue les savoureux échanges qui ont lieu sur ce site de rencontre !). Une initiative hasardeuse qui offrira, paradoxalement, à Bénédicte Ombredanne un après-midi de bonheur absolu. Et l'occasion de se délivrer de son joug conjugal. Oui, mais voilà, l'héroïne de L'Amour et les forêts est un personnage complexe, empêtré dans ses contradictions et ses atermoiements, autant victime de son idéalisme que de la maltraitance de son époux.

Auteur : écrivain et éditeur de livres d'art, Éric Reinhardt est né en 1965 à Nancy. Il a publié plusieurs romans dont Le Moral des ménages (2001) et Cendrillon (2007) qui lui a valu un important succès de librairie. Si ses livres n'ont pas encore été récompensés d'un grand prix littéraire, L'Amour et les forêts, sélectionné aux seconds tours des prix Médicis et Goncourt 2014, a les faveurs des bookmakers. Dans Cendrillon, il se mettait déjà en scène aux côtés de trois de ses avatars. Dans ce dernier livre, outre l'autofiction du début du récit, l'auteur avoue avoir mis beaucoup de lui-même dans le profil de Bénédicte Ombredanne. « C'est mon ultime avatar. Je l'ai nourrie de mon rapport au réel, de ma sensibilité, de ma culture », dit-il. Rappelant en cela un certain Flaubert...

Genèse du roman: à la publication de Cendrillon, Éric Reinhardt reçoit pas mal de lettres très intimes, de confidences de lectrices. Et il se retrouve ainsi à correspondre avec plusieurs femmes en situation de harcèlement conjugal. « Toutes intelligentes, sensibles, cultivées, avec une vie sociale nourrie, elles avaient théoriquement la capacité à amener leurs conjoints à les traiter différemment. Or, elles n'y arrivaient pas»,
relève-t-il en confiant à la presse hexagonale avoir été bouleversé par ces récits de vies abîmées au point d'envisager d'un faire le sujet d'un roman. Le projet reste en suspens. Jusqu'à ce qu'un jour, au hasard d'une rencontre dans un train, une jeune femme, le reconnaissant, lui confie le récit de sa vie dévastée par le harcèlement conjugal. Et lui demande de s'en inspirer pour montrer à travers une fiction ce que les femmes vivent. « Je l'ai mise en garde, dit Reinhardt, ce livre ne serait pas son histoire. Elle ne se reconnaîtrait pas. » Car, pour tracer le profil singulier de Bénédicte Ombredanne, il a aussi prélevé dans les récits de ses autres correspondantes, comme de sa sensibilité et de ses goûts personnels... Pour composer cette histoire d'une grâce et d'une douleur poignante.

Extrait: «Bénédicte Ombredanne regarda la jeune femme qui se trouvait devant elle. "Tu me promets que pour une fois, Bénédicte, tu auras un peu confiance en toi ?" "Je te le promets, lui répondirent les lèvres dans le miroir, je te promets que nous irons jusqu'au bout, si tu en as envie." Cette solennelle affirmation se traduisit par un regard de connivence, les deux jeunes femmes ne firent plus qu'une, Bénédicte Ombredanne enfin réunifiée s'absorba dans l'examen de son portrait : le maquillage était parfait et elle avait bonne mine, sa peau blanche était éclatante. À la suite de quoi elle tourna le dos au miroir, s'en éloigna, pivota brusquement pour estimer l'impact que sa silhouette pourrait avoir sur Christian à l'instant où il la verrait, de loin, par une fenêtre de son salon, sortir de sa voiture, puis elle marcha vers son futur amant avec le plus de naturel possible, dans l'herbe, devant chez lui, un sourire sur les lèvres. Était-elle habillée comme il convenait? Elle avait choisi de mettre sa plus belle robe, une robe toute simple, en drap de laine marron foncé, d'excellente fabrication, achetée dans une boutique de Metz qu'elle adorait, de luxe, sous les arcades de la rue Gambetta, entre la gare et le bureau de son mari, en solde. Elle avait chaussé ses plus jolies bottines, brunes, à petits talons, un peu montantes, érotiquement lacées jusqu'au milieu du mollet, avec des bas Dim Up de couleur noire qu'elle réservait d'ordinaire à certains samedis épicés, conjugaux bien entendu. Elle avait enfilé l'une de ses vestes de velours, la grenat, et sur son col arrondi avait épinglé un camée qu'elle aimait bien, acheté au marché aux puces d'Amsterdam quand elle était étudiante. En regardant le bijou dans la glace, elle pensa qu'il était de circonstance, à tout le moins en ce jour particulier, de porter sa bague fétiche, ne serait-ce que pour comparer les deux yeux: l'œil libertin qu'avait connu, coquine, l'une de ses lointaines ancêtres et l'œil de ce Christian tireur à l'arc vers qui elle était prête à s'envoler – il serait du meilleur présage que ces deux yeux aient quelque parenté ! Elle alla chercher la bague dans le tiroir de sa table de nuit, elle l'enfila, elle regarda sa montre : merde, déjà 11 heures, je suis en retard. Elle descendit l'escalier pensivement, un peu plus calme que devant l'armoire, requise par le désir de ne commettre aucune négligence. Ne sachant pas à quelle heure elle rentrerait et ses enfants arrivant de l'école un peu avant 17 heures, Bénédicte Ombredanne, envahie par la pire des paniques, celle qui s'écoule avec lenteur, lourde et visqueuse, en ressemblant à un mauvais pressentiment, laissa une feuille griffonnée sur la table de la cuisine: "Mes amours, maman est partie faire les courses, goûtez bien, faites vos devoirs, à tout de suite, je vous aime."»

Il aime l'amour, les forêts et les femmes, Éric Reinhardt. Ces dernières, il les aime non en séducteur-collectionneur, mais plutôt en ami, en complice, avec un mélange de respect et de délicatesse qui peuvent paraître aujourd'hui désuets. Tout cela transparaît dans la générosité, la finesse, la clairvoyance qu'il met à dépeindre ses personnages féminins. Et «elles» le lui...

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