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Ottomanies

Hier encore, la Turquie islamiste de Recep Tayyip Erdogan représentait, aux yeux de l'Occident, un modèle de modération, de modernité et de démocratie dont feraient bien de s'inspirer les dirigeants issus des divers printemps arabes. Très vite cependant, le sieur Erdogan s'est lui-même chargé de calmer le chœur de brebis bêlantes. Se considérant sans doute comme le digne héritier des splendeurs ottomanes, il a fait montre d'une insatiable soif de pouvoir, et a durement réprimé les manifestants laïcs qui protestaient contre son lent mais méthodique programme d'islamisation.

Le brillant modèle a cessé de séduire. Et c'est à la lumière des faits, au crayon gras, sans la moindre concession au flou artistique, que vient d'être parachevé le portrait, avec l'épilogue annoncé de la tragédie de Aïn el-Arab. Massées à la frontière avec la Syrie, les troupes turques assistaient impassibles, hier, à la chute de cette ville kurde syrienne aux mains de l'État islamique : drame qui se jouait à quelques centaines de mètres de distance à peine.

Nul n'attendait du gouvernement d'Ankara une offensive de blindés à travers la frontière visant à écrabouiller les assaillants ; il suffisait d'accorder un libre passage aux volontaires kurdes brûlant d'aller prêter main-forte à leurs frères assiégés. Mais c'était encore trop demander à une Turquie écartelée entre des priorités diverses et souvent contradictoires. Or la voici soudain piégée, rattrapée par la fulgurante montée en puissance de l'État islamique.

C'est avec un rare acharnement qu'Erdogan œuvre au déboulonnage de Bachar el-Assad, dont il affirmait hier même qu'il mérite le label de criminel et de terroriste tout autant que les forcenés de l'État islamique. Rien à redire là-dessus, bien évidemment. Il reste que la Turquie n'a pas été trop regardante sur le pedigree des combattants islamistes de tout poil transitant par son territoire et qui ont fini par noyauter la rébellion syrienne. Pressé par les États-Unis de participer plus concrètement aux opérations de la coalition internationale, mandaté même à cette fin par le Parlement, le gouvernement d'Ankara traîne la patte, exigeant au préalable la création d'une zone-tampon à sa frontière avec la Syrie, ainsi que d'une zone d'exclusion aérienne. Voilà qui empêcherait effectivement le régime syrien de bénéficier, par ricochet, des frappes aériennes visant les hordes jihadistes et dont l'efficacité réelle demeure limitée ; mais voilà aussi qui prendrait trop de temps à mettre en place, et nécessiterait en outre un très improbable consensus onusien. En attendant, la Turquie se retrouve tout à coup flanquée, à sa frontière méridionale, d'une bande de territoire contrôlée par l'EI et dont la remarquable continuité vient d'être ironiquement scellée par la prise de ce même Aïn el-Arab abandonné à son triste sort.

Tout aussi mal gérée aura été cette vieille question kurde, plus obsédante encore pour le pouvoir turc, et qui occupe en ce moment la vedette dans le grand chambardement du Levant. Au terme de décennies d'oppression, les Kurdes d'Irak ont réussi à se doter d'une autonomie frisant l'indépendance totale. Un Turc sur cinq étant kurde, les autorités locales redoutent plus que jamais la contagion. De surcroît, la milice syrienne qui défendait Aïn el-Arab est formée de fidèles d'Abdullah Öcalan, l'indomptable leader autonomiste qui, de sa prison où il purge une peine à perpétuité, conduit, depuis des années, la négociation avec Ankara. Le conflit touche à sa fin, annonçait dernièrement ce dernier ; mais tout est sans doute à refaire, avec la sanglante agitation qui s'est déclarée dans les régions kurdes du pays, où le couvre-feu a été décrété pour la première fois depuis trente ans.

Qui trop embrasse mal étreint. Plus d'un apprenti sorcier en a déjà fait l'amère expérience.

Issa GORAIEB
igor@lorient-lejour.com.lb

Hier encore, la Turquie islamiste de Recep Tayyip Erdogan représentait, aux yeux de l'Occident, un modèle de modération, de modernité et de démocratie dont feraient bien de s'inspirer les dirigeants issus des divers printemps arabes. Très vite cependant, le sieur Erdogan s'est lui-même chargé de calmer le chœur de brebis bêlantes. Se considérant sans doute comme le digne héritier des...