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Je n’ai pas peur de Daech

Moi aussi, je m'appelle Amal. Il y a Amal et Amal dans la vie. Mon genre à moi, c'est concierge, gardienne d'immeuble. J'exerce ici depuis plus de 40 ans. Ils avaient d'abord engagé mon mari. Il a eu la mauvaise idée de mourir pendant la guerre. Pas d'un obus ni d'une balle comme tout le monde. Accident de voiture. Il rentrait de Bar Élias avec des provisions. Le gros bocal d'olives, en se cassant, lui a déchiré le ventre. Mais je n'y pense plus. Ils m'ont gardée. Depuis, j'occupe seule la loge au sous-sol, je nettoie l'escalier, je ramasse les maigres poubelles, je vérifie le niveau de l'eau dans les réservoirs, je téléphone à la citerne, l'été pour l'eau, l'hiver pour le fuel. Je ne change plus les ampoules, ce n'est plus de mon âge. Mais quand il y a l'électricité, je monte parfois au 6e, chez monsieur Robert, pour lui faire une soupe. Je surveille aussi l'entrée, gardienne, après tout. Peu de va-et-vient, mes protégés sortent rarement, presque plus, mais on peut avoir des visites malveillantes, c'est plein de gens louches partout.
Dans le quartier, je suis la doyenne de la profession. La seule femme et la seule Libanaise, d'ailleurs. Mes confrères sont tous des hommes jeunes, indiens, pakistanais, sri lankais, égyptiens ou syriens, il y a même un Philippin. On s'entraide, on se refile des tuyaux, au propre et au figuré, pour laver l'escalier comme pour dénicher un électricien. L'autre jour, madame Yvette, au 4e, a insisté pour m'offrir un café. Pendant que je surveillais la cafetière, elle m'a parlé comme ça, avec la voix qui tremble un peu, de ces coupeurs de tête qu'ils appellent Daech. Personnellement, je lui ai dit, ça ne me fait pas trop peur, ces histoires-là. Les coupeurs de tête, d'oreille ou d'autre chose, ce n'est pas une invention d'avant-hier. Comme si, pendant la guerre civile, il n'y en avait pas eu, de têtes coupées, à Beyrouth même et plus près qu'on ne le croie. Comme si les Turcs ne lui avaient pas coupé la tête, au frère de ma mère, quand ils se sont piqués de chasser les Arméniens et tout ce qui n'était pas conforme. J'ai servi nos deux tasses et nous avons bu en silence. Avant de monter sur le toit, tant qu'on avait encore l'ascenseur, je lui ai lu dans le marc. Elle a fait une empreinte avec son pouce, sur la porcelaine fêlée. Au milieu de l'empreinte, j'ai vu la Sainte Vierge. J'ai dit à madame Yvette que tout irait bien, que nous étions sous bonne garde. Elle a dit que ça voulait peut-être dire qu'elle mourrait bientôt. Je suis montée vérifier l'eau. Sans surprise, les réservoirs étaient presque vides. Mais ce n'est pas bien grave. Il n'y a plus de familles dans les appartements. Chacun ici vieillit seul et consomme peu. Un nouveau docteur a remplacé l'autre qui portait un chapeau et une canne, et prescrivait des tisanes. C'est moi, tant que mes jambes me portent, qui vais avec les ordonnances à la pharmacie.
Pour tout vous dire, je n'ai pas peur de Daech. J'ai peur de la peur qui vide nos quartiers et nos villes, avec la jeunesse qui s'en va. Je ne sais pas lire dans le marc. Je fais semblant. Mais c'est vrai, pour la Sainte Vierge. Que voulez-vous que j'imagine ?

Moi aussi, je m'appelle Amal. Il y a Amal et Amal dans la vie. Mon genre à moi, c'est concierge, gardienne d'immeuble. J'exerce ici depuis plus de 40 ans. Ils avaient d'abord engagé mon mari. Il a eu la mauvaise idée de mourir pendant la guerre. Pas d'un obus ni d'une balle comme tout le monde. Accident de voiture. Il rentrait de Bar Élias avec des provisions. Le gros bocal d'olives, en se...

commentaires (6)

EST-CE DU LIBAN QUE VOUS PARLEZ, CHÈRE MADAME FIFI ABOU DIB, OU DU ZIMBABWÉ S.V.P. ?

LA LIBRE EXPRESSION

17 h 18, le 02 octobre 2014

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Commentaires (6)

  • EST-CE DU LIBAN QUE VOUS PARLEZ, CHÈRE MADAME FIFI ABOU DIB, OU DU ZIMBABWÉ S.V.P. ?

    LA LIBRE EXPRESSION

    17 h 18, le 02 octobre 2014

  • Madame, le marc ne vous dit-il pas qu'un ange noir va très bientôt emporter en enfer certains chefs et hommes politiques qui sont le malheur de ce pays ?

    Halim Abou Chacra

    16 h 31, le 02 octobre 2014

  • Oui la foi et seulement la foi rend tout citoyen de mon pays si fort . Ni Daech , ni Dracula fera peur au libanais malgré toute cette ambiance morose qui l'entoure .

    Sabbagha Antoine

    14 h 50, le 02 octobre 2014

  • Comme c'est vrai !!Comme c'est poignant!! Moi-meme , je demenage d'un quartier residentiel apres y avoir passe'pres de 40 ans dans un appartement luxueux que j'ai achete'en 1995... Le quartier est devenu tellement lugubre le soir et l'atmosphere tellement sinistre...Je pars dans un quartier plus anime'et bruyant dans une maison en location ...rien que pour etre pres de mes enfants et de mes petits enfants.J'espere qu'ils m'aideront a'attenuer ma sinistrose. Pauvres Libanais pris en otage par une caste politique sans conscience....

    Pierre El-Fady

    13 h 12, le 02 octobre 2014

  • Superbe!

    Michele Aoun

    10 h 10, le 02 octobre 2014

  • Genial....merci...

    Houri Ziad

    07 h 37, le 02 octobre 2014

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