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Le mal-être de la jeunesse libanaise : une émancipation manquée - Social

Le mal-être de la jeunesse libanaise : une émancipation manquée

Les jeunes Libanais de 18 à 35 ans vont mal. Une observation du comportement des jeunes au cours de la vie nocturne, notamment dans le Grand-Beyrouth, a conduit à les interroger sur leur bonheur et leur liberté. Les réponses fournissent des éléments en rapport avec la peur, l'ennui, la violence et la difficulté de lutter.

Pour de nombreux jeunes, la nuit offre un défoulement instantané et nécessaire. Les soirées offrent une panoplie de vies différentes, traditionnelles ou rebelles, qui partagent néanmoins la même peur et le même ennui. Ces éléments amortissent, tôt ou tard, leur émancipation, en tant que détachement de l’Autre. La prise de conscience pour une action subversive n’est pas pour demain.

Le mal-être de la jeunesse libanaise, que ce dossier tente de cerner, se ressent dans la vie nocturne, devenue « une échappatoire », « un défoulement » ou un moyen « d'oublier ».

La vie de nuit n'est pas un indicateur sûr de l'émancipation d'une société. Mais les comportements qui s'y manifestent à Beyrouth révèlent une part du malaise qui mine le processus de libération des individus, d'autant que la profusion des soirées dans la vie des jeunes est directement liée à ce mal-être. Dans les cadres nocturnes propices au bonheur facile, qui renvoient des images de liberté, les jeunes de 17 à 35 interviewés sont paradoxalement plus enclins à s'exprimer sur tout ce qui va mal. Il s'avère en effet que les soirées suffisent rarement, sinon ponctuellement, à les anesthésier.

Tous souffrent, à des degrés variables, des mêmes entraves à leur liberté, qui sont de nature familiale, sociale, politique et financière. Nombreux sont ceux qui évoquent une « peur » latente. Seuls certains adolescents se disent « vraiment libres ». Les jeunes adultes, eux, tendent en majorité à se résigner à de nombreux diktats qu'ils critiquent pourtant.

(Courrier des lecteurs : Avoir 20 ans dans ce Liban...)

Hamra, samedi soir. Sous la faible pluie de septembre qui caresse le pavé, les pas croisent successivement trois groupes de jeunes, composant, par un heureux hasard pour l'observateur, un schéma évolutif : de l'intelligence rebelle de l'adolescence (1er groupe) jusqu'à « la déception » de jeunes adultes qui gardent le sourire (2e groupe), ce parcours est marqué par un choc, un instant déterminant (3e groupe). Sur la terrasse dégagée d'un café populaire, où âges et profils se confondent, un groupe de jeunes âgés de 17 à 20 ans remplissent l'espace de leurs rires.

Au départ, la fraîcheur de l'adolescence

Ils sont quatre garçons, Ayman, Ahmad, Mohammad K. et Mohammad T., ainsi qu'une fille, Valeria. Tee-shirts noir tagués du nom des groupes « Iron Maiden » ou « Megadeth », bracelets aux bras, toison frisée ou look simple décontracté jean polo : l'image rock n'est pas poussée à l'extrême. Elle est même imprégnée de la fraîcheur de jeunes gens qui parient sur « une vie en dehors du pays » et qui, en attendant, passent leur samedi soir, « faute d'argent », autour d'un café d'insouciance. Cette délectation prendra fin « lorsque nous allons devoir chercher un bus ou un taxi pour nous ramener chez nous ». Dans cette réalité qui ne tarde pas à les rattraper, ils ont trouvé dans la musique le moyen de « s'exprimer, s'apaiser, se sentir libres », affirment-ils. Étudiants à l'université, ils sont inscrits respectivement en audiovisuel, management, psychologie, sciences politiques et marketing. Ils tentent, « en vain », de trouver un travail en parallèle.

Leur projet de former un groupe musical est en marche, confient-ils avec un sourire accentué, mais sans excès d'émotion. Ils ont compris en effet le « refus des parents de toute carrière musicale ». Ce refus fait partie des directives sociales, des « stéréotypes auxquels il nous est impossible de nous conformer ».
« Jamais je n'accepterai ce qui ne fait pas mon bonheur », affirme, sereinement, Valeria. « Certes, la lutte n'est pas facile, mais elle vaut le coup », ajoute-t-elle, précisant calmement tenir tête à ses parents lorsqu'il le faut.

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L'ennui et ses perversions

Pour sa part, Ahmad se sent « un peu isolé parfois, mais cela n'a pas d'importance puisque ce que veut la société ne me convient pas ». Et le groupe de conclure : « Au moins, nous avons trouvé une autre forme de défoulement que le vandalisme pratiqué par certains de nos amis qui meublent leur ennui en tabassant littéralement des gens. »

Cette affirmation fait écho au récit d'un jeune homme, dans la trentaine, interviewé à Gemmayzé où il prenait un verre en fin d'après-midi, après le travail. Il raconte faire le parcours Damour-Beyrouth-Damour chaque jour à vélo. Ce mode de transport, peu commun au Liban, et encore moins pour les longues distances, est en soi une expression identitaire, une différence qu'on assume. « Je ne me fatigue pas tant que je roule. La fatigue ne me monte au corps que s'il m'arrive de tomber. À ce moment-là, je pleure. Peut-être parce que c'est le seul moment où je sens le poids de la société », confie-t-il calmement. Et c'est avec placidité qu'il révèle avoir été victime d'actes de violence gratuits où il s'est fait renverser par des jeunes, a été jeté à terre et parfois battu. « Je ne leur cherche pas d'excuses, mais je comprends leur ignorance et leur ennui », conclut-il sur un ton franc.

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Pour revenir à Hamra, non loin du groupe des ados musiciens, Majd Zarzour, un Syrien de 21 ans, confectionne et vend des lacets pour les cheveux sur une étagère improvisée. Des adolescentes de 17 et 18 ans, originaires d'Algérie, de Jordanie et de Libye, regroupées autour de lui, expriment à des degrés variables leur fascination pour « un pays qui ne ressemble en rien à notre pays d'origine. Les gens peuvent tout faire et tout dire ici ». Néanmoins, l'une d'elles, d'origine jordanienne, déplore « le manque de tolérance des Libanais pour ce qui est différent ». Alors que Majd, présent au Liban depuis deux ans, estime que « la liberté est bien réelle ici puisque les alternatives existent à tous les niveaux » ; il relève néanmoins « l'ennui qui finit par s'emparer de nous après plusieurs mois ». « À l'inverse du Liban, la Syrie offre tous les prétextes de l'ennui au départ, mais finit par se révéler, sur le long terme, comme un endroit où il fait bon rester », ajoute-t-il.

Entre « les alternatives possibles » et le risque de « l'ennui », l'adolescent se laisse consommer par l'ennui et devient un adulte qui relègue au second degré les possibilités d'une plus grande liberté.

L'impasse politique

« Du sabotage et de la destruction, j'en ai fait beaucoup, mais plus maintenant », confie Tarek, ingénieur, 34 ans. À quelques dizaines de mètres du café, il est attablé avec un groupe d'amis dans un pub situé dans une ruelle, d'ordinaire animée, de Hamra. Ce soir-là, un second soldat pris en otage par les fondamentalistes vient d'être assassiné. « Si j'avais appris cette information il y a quelques années, j'aurais renversé la table. Mais j'ai compris, avec le temps, à force de lectures et de cours, que la région ne changera pas. Non seulement elle reste tourmentée, elle régresse aussi », affirme-t-il. À sa gauche, Elsie, avocate de 28 ans, confie avoir supprimé de son portable toutes les applications d'infos en continu, « 24 heures après les avoir téléchargées ». Mais Gilard, banquier, 30 ans, accompagné de sa fiancée Sabine, juge nécessaire de suivre l'actualité, « moins par curiosité que pour notre sécurité personnelle ». Ancien étudiant à l'USJ Huvelin, il estime que « toute réflexion à des solutions ne change rien. Notre voix n'a pas abouti ».

D'une manière générale, tous les jeunes interviewés sans exception, de Hamra à Gemmayzé, en passant par le centre-ville, s'accordent à dire que « rien ne peut être changé en politique, nul ne peut se faire entendre ».

(Pour mémoire : Une nouvelle jeunesse libanaise hypersexualisée...)

 

La peur

Mais leur désengagement contraste avec le poids continu des incidents politiques qu'ils ressentent même en soirée. Une expression récurrente revient, celle de « la peur ». « Peur de se faire exploser, peur de l'avenir, peur de ce que les parents diront », sont des expressions qui se dégagent d'un échange furtif avec un groupe de jeunes filles, d'une moyenne d'âge de 27 ans, sorties fêter l'anniversaire de l'une d'elles dans la rue d'Uruguay, au centre-ville.
« Le problème, c'est qu'il y a toujours quelqu'un pour nous dire quoi faire », lance un autre jeune homme, assis sur une table plus loin.

La peur qui déteint sur les moments de détente est une autre manifestation du mal-être des jeunes. Elle en est aussi une cause, nourrie pernicieusement par les politiques. Les observations des propriétaires de pub sont particulièrement significatives. « Les gens ont changé dès 2006 », affirme l'un d'eux. Un autre relève, laconique : « Rien ne se passe à Beyrouth pour l'instant. » Il dit avoir ressenti, un soir à Mar Mikhaël, « l'agressivité de la foule de jeunes gens regroupés sur le trottoir ». Néanmoins, cela passera, dit-il. Une autre observation partagée par plusieurs barmen et qui peut paraître paradoxale dans le monde de la nuit : « Personne n'est libre. »

(Lire aussi : Une initiative pour permettre aux jeunes Libanais d'accéder à la propriété)

Entre vivre pour soi et pour les autres

La liberté est un vaste mot, une large manœuvre. Elle est parfois l'aboutissement de toute une vie. Il arrive néanmoins que ce processus ne soit jamais achevé. Au Liban, c'est moins une émancipation totale qu'un équilibre entre soi et l'autorité extérieure qui définit la lutte des jeunes se considérant autonomes. C'est peut-être d'ailleurs dans cet équilibre que se trouverait la liberté. Même les sorties finissent par être équilibrées et deviennent un rituel de détente, non de contre-réaction.

Sarah et Gilard forment un couple mixte. Fiancés depuis cinq ans, ils ont lutté, « combattu le cercle familial restreint », pour faire accepter leur amour par leurs proches.
Néanmoins, « les pressions sociales et les doigts accusateurs sont toujours là ». S'ils savent que leur combat a valu le coup, ils semblent avoir perdu en route la dévotion pour le pays. « Je déteste les fanatiques de ce pays », affirme Sara, qui avoue « rêver moins qu'avant ». Médecin, elle révèle que ses ambitions et ses rêves sont liés à la famille qu'elle veut créer, « même si fonder un foyer au Liban est vraiment très difficile ».

(Lire aussi : Une grande majorité des jeunes Libanais sont inquiets du niveau de chômage)

Son amie célibataire, Sarah, 30 ans, s'est orientée vers les ONG humanitaires après avoir travaillé dans la publicité. Ce revirement de carrière a consacré son autonomie. « Je donne un sens à ma vie en aidant les réfugiés au Nord », révèle-t-elle avec un charme mis en relief par un large bandana. Basée cinq jours par semaine à Kobeyate, elle avoue que cette distanciation du foyer familial fait également partie des bénéfices de cette évolution. Mais il est presque impossible pour elle de déménager à Beyrouth. « Les parents ne comprendront pas les motifs de ce déménagement, surtout que je suis toujours en âge de me marier. Peut-être le ferai-je dans cinq ans », affirme-t-elle avec réalisme.

Mais cet équilibre entre l'esprit qui s'émancipe et les éléments qui tendent à le dominer prend parfois la forme d'une adaptation, pouvant se confondre facilement avec la compromission, surtout dans les milieux conservateurs.

Entre le café des adolescents rebelles et le verre partagé entre de jeunes adultes, un peu plus loin, deux jeunes de 17 et 18 ans sont assis sur les marches d'un trottoir. L'un d'eux joue à la guitare, « pour moi, pas pour l'argent ». Au fil de la conversation, ils révèlent qu'ils étaient les amis de Mohammad Chaar, tué il y a près d'un an lors de l'attentat contre l'ancien ministre Mohammad Chatah. Après cette tragédie, ils se sont consacrés à des lectures politiques. Mais ils les ont vite abandonnées, « par ennui ». Ils iront bientôt poursuivre leurs études à l'étranger et n'emporteront du Liban que leur souhait « d'un match de basket-ball avec Mohammad ».

Le mal-être de la jeunesse libanaise, que ce dossier tente de cerner, se ressent dans la vie nocturne, devenue « une échappatoire », « un défoulement » ou un moyen « d'oublier ».La vie de nuit n'est pas un indicateur sûr de l'émancipation d'une société. Mais les comportements qui s'y manifestent à Beyrouth révèlent une part du malaise qui mine le processus de libération des...

commentaires (4)

Une jeunesse qui vit sans but , sans penser au lendemain, tels sont les deux grands complexes de nos jeunes qui vivent dans un pays instable .

Sabbagha Antoine

15 h 43, le 08 septembre 2014

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Commentaires (4)

  • Une jeunesse qui vit sans but , sans penser au lendemain, tels sont les deux grands complexes de nos jeunes qui vivent dans un pays instable .

    Sabbagha Antoine

    15 h 43, le 08 septembre 2014

  • Elle était déjà prévue pour quand, cette first "émancipation" ? En 75 du siècle dernier dépassé, non ? !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    14 h 39, le 08 septembre 2014

  • COMMENT S'ÉMANCIPER DANS TOUTES "CES ÉCOLES" DE L'ABRUTISSEMENT... AVEC COMME ÉLUS... DES ABRUTIS ?

    LA LIBRE EXPRESSION

    12 h 21, le 08 septembre 2014

  • Que c'est triste cette jeunesse si desabusee a cet age!

    Michele Aoun

    06 h 32, le 08 septembre 2014

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