Charles attend

Décidément, Charles n'arrive pas à s'y faire. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé. Il a suivi, comme des dizaines de milliers de téléspectateurs, les élucubrations d'un voyant en direct.
La chaîne de télévision, à qui profite ce crime contre l'intelligence, a consacré de gros moyens pour diffuser l'émission en prime time, avec son introduction relatant les événements qui se sont passés conformément aux prédictions du devin depuis l'émission précédente, omettant celles qui étaient complètement à côté de la plaque.
Charles s'est bien installé dans son fauteuil. Dans sa main, la télécommande qui lui sert de sceptre et lui procure un sentiment de toute-puissance.
Comme beaucoup de ses concitoyens, il avait espéré pouvoir enfin trouver des réponses aux multiples questions que lui et le reste du pays se posent pour se rassurer ou pour prendre les précautions nécessaires et partir à la première occasion.
« Aura-t-on un président ? Voire une nouvelle république ?
Daech va-t-il nous envahir ? Quand et où aura lieu la prochaine explosion ? S'agira-t-il d'un attentat visant la classe politique ou d'une attaque-suicide qui fauchera aveuglement les passants ? »
Durant la (longue) pause pub, Charles s'est rappelé que cela faisait longtemps qu'il n'avait plus été en banlieue sud pour une livraison chez son meilleur client, parce que la voyante d'une autre chaîne y avait prédit de nouvelles attaques-suicide.
Le générique ramène son attention au grotesque spectacle qui commence.
Lumières, gros plan sur la présentatrice qui accueille très solennellement son illustre invité. Lui a-t-il déjà prédit le grand amour ou l'opulence ?
Nul ne le saura, en tout cas elle semble lui vouer un respect religieux.
Au bout de quelques minutes, le ton grave et monotone du voyant le saoule, il réalise soudain l'incongruité de la situation dans laquelle il se trouve. La télécommande s'alourdit dans sa main crispée, il n'arrive même pas à zapper.
« Mais qui est ce type ? Comment ose-t-il nous narguer avec des demi-mots et des allusions voilées interprétables à souhait pour prédire la conjoncture politique du Moyen-Orient ? Qu'il nous dise clairement si on doit investir dans des sacs de sable ou si on lance le chantier de ravalement de la façade de l'immeuble ! »
Charles a des considérations de citoyen bien terre-à-terre.
Le Liban-message, il s'en fiche un peu. Il veut juste savoir si la classe politique, à défaut de pouvoir s'entendre sur l'intérêt des Libanais, saura au moins faire semblant d'en savoir plus sur son devenir, sans attendre un feu vert d'une quelconque partie régionale et/ou internationale.
Outré, blessé dans son intellect, Charles se demande quelle est la position officielle du Conseil national de l'audiovisuel au regard de cette pratique à laquelle s'adonnent trois chaînes qui rivalisent de mauvais goût pour livrer un remake politisé de La bouteille à la mer, l'émission de voyance en direct diffusée il y a plus de trente ans sur France 3.
Il réalise aussitôt que le Liban est un pays où ce ne sera pas demain qu'un Dominique Baudis dirigera un organe si vital pour le bien être de la conscience collective d'une nation.
Charles se désole de toutes ces pensées, il a honte de s'être pris à ce jeu de voyeurisme. Il maudit les chaînes de télévision libanaises, leurs émissions politiques et leurs voyants superstars. Il espère que quelqu'un aura le courage de dire publiquement ce qu'il pense du fond de son fauteuil ; il est désemparé, sachant pertinemment qu'il n'a aucun moyen pour chasser les absurdités qui squattent son quotidien : le rationnement du courant électrique, le manque d'eau, le chaos ambiant sur les routes, une armée qui négocie avec des coupeurs de têtes, un Parlement anticonstitutionnel...
Au point où il en est, assis devant sa télé à regarder un voyant lui livrer une analyse géopolitique, Charles n'a pas d'autres choix que d'attendre l'apparition du Messie ou d'un signe venant du ciel. Alors Charles attend.