Les Américains sont occupés à se verser des seaux de glace sur la tête. Pour la bonne cause, paraît-il, pour aider au financement des recherches contre la maladie de Charcot. On attend même de voir si aujourd'hui ou demain, après Marc Zuckerberg et Bill Gates, Obama relèvera à son tour le défi. Les jihadistes sont occupés, eux, à couper des têtes. Entre têtes glacées et têtes brûlées, le gouffre culturel n'en finit pas de se creuser. Parlons de la décapitation désormais confirmée du journaliste James Foley par les islamistes de Syrie. Une prise de choix, même pas la leur d'ailleurs, puisque quand ce dernier a été enlevé, en 2012, l'État islamique (EI) et ses avatars n'existaient pas. Sur la vidéo publiée par la secte, on voit le bourreau, comme tout bourreau, vêtu de noir et armé d'un grand couteau. À côté de lui, curieusement habillé d'une tunique et d'un pantalon orange, à genoux, le sacrifié. L'orange, on s'en souvient, est la couleur des tenues imposées aux prisonniers de Guantanamo, rarement des Américains.
Mais laissons aux limiers du FBI le soin de décoder ce message subliminal, tout orange qu'il est. Un homme jeune est mort dans un combat qui n'est pas le sien. Ce qui nous horrifie, c'est qu'il n'est pas mort par hasard, comme on meurt habituellement dans les pays en guerre. Il a été assassiné, et devant des caméras. La barbarie des islamistes est dans ce corps-à-corps avec leurs victimes, ces curées en présence d'un public excité par le sang, qui crie « Allah est grand » pour masquer son trouble, mais sa voix le trahit, déformée par l'émotion. La force de la mise en scène est couronnée, si l'on ose dire, par la décapitation. Raisonnablement, on pourrait se dire que l'homme étant mort, qu'importe que sa tête soit séparée de son corps à ce moment-là. Ce qui nous retourne vraiment, au fond c'est que des êtres humains, à notre époque prétendument aseptisée, soient réellement capables, non pas d'infliger cette souffrance à leurs semblables – la douleur est la même, qu'elle soit portée par un couteau ou par une bombe à fragmentation –, mais de plonger ainsi les mains dans leur chair et dans leur sang comme s'il s'agissait de moutons ou autres malheureuses bêtes d'abattoir.
Les barbares sont donc arrivés. Entre l'ordre ancien, cette étoile morte dont nous ne percevons plus qu'un éclat résiduel, et l'ordre nouveau, qui s'installe comme toujours dans la violence, la génération qui subit la transition, la nôtre, doit souffrir. Des guerres, nous en avons vécu. Mais jamais il n'y fut question, ou alors exceptionnellement, de banaliser à ce point l'horreur, d'avilir l'âme, de neutraliser l'empathie humaine au nom d'une divinité qu'on a du mal à nommer Dieu. « Nous fûmes les guépards, les lions, ceux qui nous remplaceront seront les chacals et les hyènes », dit le prince Salina dans Le Guépard de Lampedusa. Le grand mystère reste de savoir d'où sont subitement venus ces charognards médiévaux, épaulés par une communication, voire un marketing d'une efficacité redoutable. Mais écoutons les rumeurs. On arme les gens en douce dans les villages. Les chrétiens sont en ébullition depuis l'évacuation de Mossoul. Tout le monde se tient prêt et des héros de pacotille exploitent sans risque la psychose qui s'installe. Relisons ce poème étrange de Cavafy où il est question de barbares attendus qui ne sont plus venus : « Mais alors, qu'allons-nous devenir sans les barbares ?
Ces gens étaient en somme une solution. »
L’année du chacal
OLJ / Par Fifi ABOU DIB, le 21 août 2014 à 00h00
commentaires (6)
Contrairement au "poème de Cafavy", les barbares sont venus. Et cette ordure nouvelle -et non cet "ordre nouveau"- se trompe d'adresse. Qu'elle aille suffoquer les racines qui l'on fait naître, puis Washington et Moscou, dont les crasses actions en Syrie et en Irak lui ont permis d'exhaler sa puanteur.
Halim Abou Chacra
12 h 40, le 21 août 2014