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Nos Lecteurs ont la Parole - Antoine MESSARRA

I.- Le mal qui ronge la cité

J'ai appris de la présentation par Wajdi Mouawad au Festival de Beiteddine 2014 de la pièce Antigone, de Sophocle (495-406 av. J.-C.), bien plus sur le droit et la justice que par mes études, mes lectures et mes travaux juridiques. J'ai appris surtout pour notre temps où le légalisme étouffe le sens et les fondements du droit.
Le grand avantage et même supériorité de l'expression littéraire, théâtrale, picturale, musicale, artistique en général est qu'elle cherche à embrasser la totalité, à la différence de toute spécialisation cloisonnée et de l'expression écrite qui se sert de mots par essence incapables d'englober tout le sens d'une réalité.
La dénonciation de la loi (lex), formelle et mortifère, la résistance contre la loi instrumentalisée, moyen d'oppression, couverture à la tyrannie, et l'aspiration profonde à la justice (jus) sont au cœur de la réflexion juridique d'aujourd'hui. D'où le titre fort suggestif, avec un retour à l'Esprit des lois de Montesquieu, de Dominique Schnapper sur L'esprit démocratique des lois (Paris, Gallimard, 2014). On dénonce aussi aujourd'hui le Droit sans la justice (collectif, Bruyland et LGDJ, 2004).
L'inflation juridique, l'invasion des lois dans tous les domaines de la vie, la judiciarisation du droit, les sabotages institutionnels et abus de minorité au Liban avec des justifications apparemment juridiques... sont autant de faits auxquels des facultés de droit au Liban et dans le monde doivent désormais réfléchir. Face à une avalanche d'argumentation formelle, j'ai dû rappeler que le Palais de justice au Liban est un palais de justice (Kasr al-'adl) et non de la loi.
«Le mal qui ronge la Cité» de façon manifestement brutale au temps de Sophocle continue aujourd'hui à ravager le Liban avec un légalisme qui a toutes les apparences de la bonne foi et de la rigueur dans un monde techniquement avancé, mais qui va vers sa brutalisation (Josepha Laroche, La brutalisation du monde, Paris, Liber, 2012).
Sophocle a, dans un monde qui n'avait pas les acquis de tout un cheminement démocratique, saisi toute la fonction du droit, et non de la loi, celle de garantir la justice, la liberté et l'ordre à concilier avec la liberté. Il s'agit d'assurer l'ordre certes et de combattre «l'anarchie», hantise nécessaire mais injuste de Créon. Non pas l'ordre de gens qui «ferment la bouche», avec «l'obéissance» bestiale, de gens qui ne se mêlent pas de politique, mais de gens «entêtés et stupides», «sans moyens» peut-être selon Créon, mais libérés de la «servitude volontaire», comme l'appelle Étienne de la Boetie, et dont la hantise n'est pas «l'appât du gain» ou se «tirer d'affaire ».
L'appât du gain, «se tirer
d'affaire », transformer le droit en art de «ratiociner» et acrobaties légalistes sont des pratiques devenues quotidiennes propagées par une information spectacle. L'injustice aujourd'hui prend de nouveaux visages apparemment civilisés et qui ruinent l'esprit public, l'État, la concorde nationale.
C'est fini! Plus d'enseignement dans des facultés de loi, mais des facultés de droit, c'est-à-dire de justice. Le fondement de la loi, c'est le droit. «Pour entrer dans le droit, il faut sortir de la loi», selon un adage connu, la loi autrefois si oppressive et aujourd'hui fort instrumentalisée. Et le fondement du droit, c'est la justice. Pas seulement la justice institutionnelle, mais l'esprit de justice.
Wajdi Mouawad insiste, dans une interview avec Zena Zalzal, sur «le respect des morts, quel que soit celui qui meurt... Je trouve aussi intéressant de voir comment le public libanais qui a encore évidemment en mémoire les stigmates de la guerre civile sera amené à entendre cette pièce où la cité, après une guerre fratricide, pose la question de la justice» (L'Orient-Le Jour, 5/8/2014).
Les morts, les victimes des guerres au Liban, il faut tous les honorer et respecter. Nous sommes tous victimes dans des «guerres pour les autres», selon l'ouvrage de Ghassan Tuéni. Quant à la justice, elle est souvent galvaudée, par la loi instrumentale et instrumentalisée.

Antoine MESSARRA
Membre du Conseil constitutionnel,
professeur à l'USJ

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Comment le droit est aujourd'hui vécu au Liban.

J'ai appris de la présentation par Wajdi Mouawad au Festival de Beiteddine 2014 de la pièce Antigone, de Sophocle (495-406 av. J.-C.), bien plus sur le droit et la justice que par mes études, mes lectures et mes travaux juridiques. J'ai appris surtout pour notre temps où le légalisme étouffe le sens et les fondements du droit.Le grand avantage et même supériorité de l'expression...

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