C'était entre le 30 juin 1764 et le 19 juin 1767. Dans le nord de l'ancien pays du Guévaudan, en France – aujourd'hui la Lozère. C'était l'histoire de la Bête. Bèstia de Gavaudan, en occitan. On a recensé entre 88 et 124 attaques contre des humains, le plus souvent mortelles. On a parlé de loup, de loup-garou, un animal exotique, un primo-serial killer : le comte de Morangiès. On a parlé de châtiments divins, d'animal dressed to kill. C'était le climax de la rumeur : tout, absolument tout, et n'importe quoi a été dit, redit, écrit, réécrit : la presse de l'époque, en mal de vente après la guerre de Sept Ans, s'est jetée sur l'affaire comme la misère sur le peuple. Infos, intox, tout s'entremêlait, toutes les frontières étaient alors poreuses, perméables à tous les excès, les phantasmes, les délires.
En 2014, la nouvelle Bête n'a plus rien de franchouillard. Elle a pour nom Daech. L'État islamique, dit EI. Ou ISIS. Peu importe. Globalisation oblige, malédictions originelles obligent, elle a choisi le Proche-Orient, naturellement, où elle se complaît, engraisse et s'épanouit plus que jamais. Et si l'épicentre du séisme reste pour l'instant cet immense périmètre syro-irakien, la Bête, al-Wahech, en arabe, n'a d'yeux que pour le Liban, où tout est bon à dévorer : les chrétiens (marqués au fer rouge de la lettre N), les chiites (les hérétiques absolus) et l'immense majorité des sunnites (les modérés honnis). Au Liban, comme ailleurs, les médias du IIIe millénaire, ces fameux, fumeux, mais indispensables réseaux sociaux, polymorphes à souhait : Facebook, Twitter, Instagram, YouTube, etc. s'en donnent là aussi à cœur et à corps joie. Avec les mêmes délires, les mêmes phantasmes, les mêmes excès.
Non que la réalité soit beaucoup plus rose – loin de là. La Bête est hyperfan de ces réseaux sociaux. On y (re)voit l'indicible, l'innommable, le Moyen Âge. Cette vidéo, pour l'exemple, pour l'histoire : un chrétien en Syrie, ou est-ce en Irak, les frontières, encore une fois, se transforment en hologrammes, obligé de réciter la fatiha comme gage de conversion à l'islam avant d'apprendre que non, il ne sera pas fusillé, mais décapité. Lentement, sûrement, la caméra amatrice bande comme jamais en filmant le va-et-vient du sabre sur le cou du pauvre homme. Dans une interminable éjaculation de sang. Et à côté de tout cela, un océan d'infos qu'on ne peut ni sourcer ni vérifier, une kyrielle de photographies dont on ne peut en aucun cas garantir l'authenticité, des climax de l'horreur ou de l'impensable, un dynamitage en règle de l'ADN-même du journalisme. Un gang-bang de rumeurs. On en oublie les massacres psychotiques du tandem Netanyahu-Assad. Les Libanais, que le monde croyait blindés, ont peur. La Bête est happy.
Sauf qu'il est impossible et crétin de la combattre, cette Bête, au Liban notamment, en misant sur le Hezbollah, désormais retourné au stade miliciens/mercenaires. On ne la combat pas en paralysant la vie institutionnelle, en prenant en otage la (présidence de la) République et tout le reste. On ne la combat pas en répétant à l'envi que cette Bête est le pur produit, bâtard à mort, d'un accouplement James Bond style américano-israélo-britannique. On ne la combat pas en affaiblissant son contrepoids, en essayant par tous les moyens de déhaririser, par exemple, tous azimuts. On ne la combat pas par la peur.
Cette Bête, on la combat par des actes. Par des intifadas de mentalités. Comme de somptueux doigts d'honneur. Aussi anecdotiques, inoffensifs, ou naïfs paraissent-ils. Cette semaine, un homme, Nazih Yassine, sunnite de Tripoli, et une femme, Asma Andraos, grecque-orthodoxe de Mhaïdssé, se sont dit oui, arrivés sur un mashup absolu : un mix d'Allah w Akbar et de l'Ave Maria, et entourés du père Melhem Hourani et du cheikh Ibrahim el-Turk. Des milliers de Libanais ont contracté avant eux un mariage mixte, des milliers le feront après eux, mais en ces temps de Bête qui galope aux confins et au-dedans du Liban, cette union-là, remède universel, était finalement et avant tout un retentissant et bienvenu geste politique. Une arme (blanche) de construction massive.
Liban - En dents de scie
L’antidote
OLJ / Par Ziyad MAKHOUL, le 02 août 2014 à 00h00
commentaires (4)
La Bête noire dans ce moyen orient en flammes devra commencer par le respect d'autrui , chaque confession doit aimer son Dieu à sa manière et ce mix d'Allah w Akbar et de l'Ave Maria ressemble ni plus ni moins à une comédie.
Sabbagha Antoine
18 h 27, le 02 août 2014