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Liban - Éclairage

Comment conjuguer libertés privées et ordre public ?

Pour Machnouk, la décision vise à calmer la colère de la rue à Tripoli. Photo an-Nahar

La décision semble a priori on ne peut plus pertinente. L'annulation jeudi en Conseil des ministres des « documents fondés sur les informations des délateurs » et des « mémos de soumission » a été acclamée par tous ceux qui faisaient l'objet de ces mesures brandies au-dessus de leur tête à la manière d'une épée de Damoclès.
Ces documents et mémos, non approuvés par le parquet, étaient utilisés par l'armée et la Sûreté générale principalement, comme point d'appui dans leur quotidien sécuritaire. Échappant à la loi, ces mesures ont fini par donner lieu à des abus, parfois à des tentatives de musèlement ou d'intimidation d'« opposants », d'artistes, de juristes, ou de n'importe quel individu devenu persona non grata.

Comme leur nom l'indique, il s'agit d'informations livrées aux services de l'ordre souvent par le biais d'informateurs qui ne sont pas nécessairement des professionnels, pointant du doigt une personne qui aurait commis un délit ou un crime présumé, une sorte de présomption d'accusation qui continue de peser sur la personne jusqu'à son arrestation. Dans le cas de la Sûreté générale, la mesure s'accompagne parfois de la confiscation du passeport et de la suspension des formalités jusqu'à nouvel ordre. Bref autant d'ennuis qui peuvent poursuivre et hanter le citoyen des années durant.

Lors d'une conférence de presse, le ministre de l'Intérieur, Nouhad Machnouk, a justifié la décision du gouvernement par le besoin de redonner à la justice toutes ses prérogatives, « afin d'empêcher que des dossiers soient montés de toutes pièces » contre des personnes. Une manière, d'après lui, de mettre un terme à la toute-puissance des services sécuritaires et militaires. Un moyen également d'affranchir les forces de l'ordre des critiques qui leur sont parfois adressées, fait remarquer le ministre.

Ce dernier ne cache pas cependant que le timing d'une telle décision visait surtout à « calmer la rue tripolitaine ». Elle survient au lendemain de l'arrestation d'un gros calibre d'el-Qaëda, Houssam Sabbagh, recherché par la justice depuis des années. La capture de cet islamiste est venue couronner une série d'arrestations qui ont touché les chefs de front et combattants de tous bords à Tripoli, dont certains s'étaient rendus d'eux-mêmes à la justice après avoir reçu des chefs politiques de la ville la promesse d'une libération prochaine.

 

(Pour mémoire : À Tripoli, l'arrestation de Houssam Sabbagh menace de faire voler en éclats le plan de sécurité)


« Cette nouvelle mesure s'explique par le besoin de combler le fossé entre la rue et le leadership tripolitain, dans une tentative de récupérer l'opinion publique pour la soutirer aux forces islamistes qui ont repris du poil de la bête dans la ville », commente une source informée.

La décision, qui entrera en vigueur dans 10 jours, concerne entre autres 1 400 personnes à Tripoli, qui pourraient désormais circuler librement, sans avoir à craindre d'être arrêtées à un barrage de l'armée.

Interrogée sur la pertinence de cette initiative, une source sécuritaire se demande comment les services de l'ordre peuvent fonctionner s'ils ne se fondent pas sur des données qui leur proviennent d'informateurs. Selon lui, cette méthode sert aux forces de l'ordre pour pouvoir surveiller, suivre les suspects, afin de mieux contrôler le terrain, notamment à l'ère de la lutte contre le terrorisme.
« Que faire pour qu'une information portant sur une voiture piégée, un vendeur de drogue ou un passeport falsifié nous parvienne si l'on ne peut pas compter sur ces délateurs ? » se demande encore la source.

Certes, les abus sont de mise, et ces mesures – qui ne sont pas vérifiées par un processus judiciaire en bonne et due forme – peuvent parfois toucher des personnes innocentes, dont on a cherché à se venger pour diverses raisons. Dans certains cas, le « crime » allégué s'est avéré amplifié, comme l'a rappelé M. Machnouk, qui a dénoncé les « victoires illégales » et les opérations de « chantage » qui profitent à certains.

Toujours est-il que la décision de bannir cette pratique pose la problématique fondamentale de la dualité entre l'intérêt général et l'intérêt privé, et l'ambivalence que pose la question des libertés publiques face à l'ordre public et à la sécurité. « Comment éviter de faire prévaloir l'un sur l'autre sans occulter ni l'un ni l'autre ? » se demande un magistrat. La question est d'autant plus grave que le pays passe par des circonstances extrêmement dangereuses sur le plan sécuritaire.

Activiste et avocat des droits de l'homme, Nizar Saghiyeh se prononce pour le règne de la loi, rien que la loi. « Les États européens mènent tous une lutte antiterroriste, qui est réglementée et codifiée par la loi », fait remarquer le juriste. Selon lui, il s'agit de trouver le bon moyen de « protéger la société sans exposer les citoyens et mettre en danger leurs droits personnels, sans que les mesures de prévention et de protection de l'ordre public ne se transforment en pratique de terreur ».

Bien placé pour connaître ce sujet, M. Saghiyeh fait lui-même l'objet depuis plusieurs années d'un mémo de soumission, qui lui a été affecté par la Sûreté générale après suspension temporaire de son passeport.
Trois autres avocats qui défendent, comme lui, des dossiers d'étrangers détenus par la Sûreté ont subi le même traitement.

« S'il n'y a pas de loi qui puisse réguler ces pratiques, nous sommes alors sur un terrain dangereux », met en garde M. Saghiyeh. L'avocat déplore notamment le fait que les services de l'ordre ne donnent même pas la chance à ceux qui font l'objet de telles mesures de donner leur point de vue. « Sinon, comment savoir si ces mesures sont véritablement justifiées ? » se demande l'avocat.

M. Saghiyeh, qui applaudit la décision du Conseil des ministres, se dit toutefois « inquiet » des propos avancés par le ministre de l'Intérieur, qui a justifié l'annulation de ces mesures par la volonté de faire baisser la tension à Tripoli et non par une véritable déclaration et un engagement en faveur des libertés et droits des citoyens.
« Je suis sceptique quant à l'intention et à l'application », conclut le juriste.

 

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