Autrement dit, le général Aoun est-il l'émule du général de Gaulle ? Le rapprochement est tentant entre les deux personnalités ! L'un formé par les bons pères, l'autre par les chers frères, ils ont tous deux fait leurs classes sous le signe des armes. Et « comme Vauvenargues l'eût souhaité pour lui-même », ce fut la carrière militaire qui les propulsa l'un et l'autre, par un curieux tour du destin, dans la jungle politique aussi létale et assassine que les champs de bataille auxquels les avaient préparés leurs formations respectives. Deux parcours héroïques agrémentés de traversées du désert, d'exil, de ruptures et de renversements d'alliances, etc.
La magistrature suprême visée, ces deux officiers ont affiché très haut et très tôt leur mépris des textes constitutionnels et des parlementaires quand ceux-ci ou ceux-là ne servaient pas leur vision ou leur ambition. Dans leur argumentation, ils se sont largement servis de la distinction entre légalité et légitimité, comme ils ont longtemps puisé dans l'opposition entre pays légal et pays réel. Tous deux, à un moment donné, ont désobéi à la lettre de la loi et ont invoqué la souveraineté nationale et l'esprit d'indépendance : de Gaulle a refusé d'admettre la défaite de 1940 et s'est réfugié à Londres, le général Aoun désigné président du Conseil pour assurer une transition pacifique s'est saisi du pouvoir à Baabda. Il y institua un triumvirat, légiférant par oukases et dissolvant le Parlement qui, à ses yeux, s'était dévoyé à Taëf.
Comme par hasard, la comparaison entre les deux parcours n'est jamais aussi pertinente que lorsqu'on approche de l'élection présidentielle. C'est qu'ils étaient putschistes dans l'âme, l'un et l'autre, comme le général Bonaparte un 18 Brumaire. Pour en finir avec « la médiocrité du jeu parlementaire »*, le foudre de guerre fit appel à son adjoint Murat. Ce dernier, fringant cavalier, plutôt centaure dans son genre, investit à cheval l'Assemblée plénière des Cinq Cents et tança les représentants de la nation, en ces termes : « Citoyens, vous êtes dissous ! Soldats, foutez-moi tout ce monde dehors. »
Car le putschiste est « un homme intimement contraint à s'emparer du pouvoir, comme le spectateur d'un jeu très mal joué se sent une fureur de bousculer l'incapable et de prendre sa place. Il s'installe et poursuit la concentration dans sa pensée de tous les éléments ou germes dictatoriaux qui étaient latents ou naissants dans une quantité de têtes... Il demeure seule volonté libre, seule pensée intégrale, seul possesseur de la plénitude de l'action, seul être jouissant de toutes les propriétés et prérogatives de l'esprit, en présence d'un nombre immense d'individus réduits indistinctement, quelle que soit leur valeur personnelle, à l'état de moyens ou de matière... » (Valéry). Comme c'est clair en l'espèce pour qui veut saisir la pensée du général libanais !
Car si Michel Aoun a préconisé dernièrement l'élection du chef de l'État au suffrage universel en contradiction avec les dispositions expresses de la Constitution, c'est qu'il ne reconnaissait plus dans la conduite des affaires de l'État libanais l'intelligibilité, la « continuité ou l'unité qui sont la marque d'une volonté réfléchie » ! Le général de Gaulle ne s'est-il pas trouvé dans la même impasse quand il alla jusqu'à violer la Charte suprême de la Ve République, celle-là même qu'il avait établie en 1958. Rappelons les faits : nous sommes en 1962 et d'après le texte originel de la Constitution française, le président de la République est élu par un collège électoral de 81 760 grands électeurs (parlementaires, conseillers généraux, élus municipaux). Pour éviter l'application de ce texte, de Gaulle soumit au référendum populaire la proposition d'élection du président au suffrage universel sans la soumettre préalablement au Parlement, comme l'exigeait l'article 11. C'était une grave entorse aux règles qui suscita des polémiques sans fin. Mais le peuple français allait se prononcer pour le oui, faisant fi des réserves et oppositions, et en conséquence le président français fut élu au suffrage universel en 1965.
S'adressant à la nation par-dessus les corps élus, privilégiant le contact direct avec le peuple, de Gaulle avait tellement pris ses aises dans le jeu politique que François Mitterrand lança en 1964 un brûlot intitulé : « Le coup d'État permanent » accusant l'homme du 18 Juin d'élargir son domaine réservé de président pour être dispensé de rendre compte de ses actes comme le suppose un jeu démocratique sain.
Si cela a été le cas en France, pourquoi s'offusquer quand le général Aoun emprunte la voie tracée par le général de Gaulle, en cherchant à se faire élire directement par le peuple ( ya cha'ba lubnan al-a'zim) et en court-circuitant les parlementaires autoprorogés ? Le putschisme n'est pas toujours dénué de légitimité, surtout quand règnent « et le chaos et le gaspillage des forces et les défaillances du système politique ».
Mais la comparaison s'arrête là. Le général de Gaulle ne s'accrochait pas. Et comme il l'a lui-même déclaré : il faut savoir quitter les choses avant que les choses ne vous quittent.
Youssef MOUAWAD
*L'expression est de Louis Ingea.
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PUTCHISTE... OU MACARON...ISTE... ?
LA LIBRE EXPRESSION
15 h 08, le 25 juillet 2014