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Moyen Orient et Monde - Dominique MOISI

L’Europe entre géographie et valeurs

Comment l'Europe doit-elle réagir au retour de la Russie à sa tradition impériale, à des ruses et à des méthodes issues de son passé soviétique? L'Europe doit-elle donner la priorité à la géographie ou à ses valeurs ?
Ceux qui choisissent la géographie le font au nom d'un réalisme énergétique à court terme. Ils soulignent que contrairement aux USA, l'Europe étant dépourvue de gaz de schiste et de pétrole, il lui faut à tout prix parvenir à un accord avec la Russie. Si l'on suit ce raisonnement, à l'inverse des USA, l'Europe ne peut se passer de la Russie.


Par ailleurs, pour ces « réalistes », le comportement provoquant de l'Amérique (illustré par les récents scandales de la surveillance des communications par la NSA) à l'égard de ses alliés les plus anciens et les plus fidèles discrédite l'idée même d'une « communauté de valeurs ». Si l'Amérique ne respecte plus ses propres valeurs, pourquoi l'UE devrait-elle en leur nom mettre à mal ses relations avec le Kremlin ?
Les « réalistes » considèrent qu'en alignant sa position sur celle de l'OTAN, l'Europe a choisi inconsidérément d'humilier la Russie – ce qui est inutile et dangereux. Selon eux, le moment est venu d'adopter une politique qui réconcilie le bon sens historique et géographique avec les contraintes énergétiques. L'avenir de l'Europe est inexorablement lié à celui de la Russie, tandis que l'Amérique tourne le dos à l'Europe par manque d'intérêt, si ce n'est par déception. La commémoration d'un passé glorieux, le 70e anniversaire du débarquement, ne peut masquer un présent guère enthousiasmant : même si l'Europe diversifie ses sources d'énergie, elle ne pourra se passer de la Russie dans un avenir prévisible.


Pourquoi, demandent-ils, devrions-nous mourir pour l'Ukraine, un pays encore plus corrompu et encore moins civilisé que la Russie ? L'Ukraine a eu sa chance en tant que pays indépendant, mais victime de la vénalité de ses élites politiques, elle a échoué. Il est temps de fermer cette malheureuse parenthèse.
Ce point de vue n'est pas purement théorique. On le trouve sous différentes formes à travers l'UE, tant à droite qu'à gauche, et dans tous les milieux. La perception d'un déclin relatif des USA et de la perte de confiance croissante de l'Europe dans ses valeurs et dans son modèle semble légitimer une position qui repose dans bien des cas sur un vieux fond d'antiaméricanisme.


L'autre choix – celui des pères fondateurs du projet européen et de l'OTAN – donne la priorité aux valeurs de l'Europe sur la géographie. Dans cette perspective, si l'on ne reconnaît pas les objectifs impériaux de Poutine, l'Europe pourrait devenir victime d'une dépendance dangereuse.


Pour l'Europe, céder au chant des sirènes de l'Est qui susurrent la complémentarité entre la puissance stratégique russe et la puissance économique européenne reviendrait à payer la mafia pour obtenir sa protection. Comment un ensemble de démocraties pourrait-il dépendre entièrement pour sa sécurité d'une puissance autoritaire qui méprise ouvertement leur système politique jugé « faible » ?
Ce n'est pas par hasard que les partis les plus conservateurs, les plus extrémistes et les plus nationalistes soutiennent la Russie quand elle s'oppose à la démocratie, aux immigrés et à l'homosexualité. Par contre, la force et l'attractivité du modèle européen tiennent à sa nature démocratique. Les Européens que l'Europe ne fait plus rêver et qui tiennent pour acquises la paix, la réconciliation et surtout la liberté, ne réalisent pas ce qui est en jeu.
En appeler à une sorte de « raison d'État énergétique » qui laisserait l'Europe dépendante de la Russie pour le tiers de son approvisionnement énergétique serait suicidaire. Il y a des alternatives. Si elle en a la volonté, l'Europe peut dire non au Kremlin et à Gazprom.


La seule politique possible, à la fois réaliste et digne, consiste en une combinaison de fermeté et de résolution pour fixer des limites à la Russie de Poutine. C'est précisément parce que l'Amérique n'est plus ce qu'elle était (ayant entrepris trop de choses dans la mauvaise direction sous George W. Bush et pas assez dans la bonne direction sous Barack Obama) qu'une Europe des valeurs est plus indispensable que jamais.
Ce sont ses valeurs qui ont conduit à la chute du mur de Berlin et encouragé les manifestants de Kiev à braver le froid hivernal ukrainien sur la place Maïdan. De l'Asie jusqu'à l'Afrique, les peuples paraissent mieux comprendre la signification des valeurs européennes que les Européens eux-mêmes. Pour s'en rendre compte, il suffit de les écouter faire l'éloge de la paix sur le continent européen, de la réconciliation et même de la relative égalité que l'on y trouve (comparée aux USA).
Pour l'Europe, le choix n'a jamais été aussi clair. Pour survivre et prospérer, elle doit donner la toute première place à ses valeurs !

 

 

Dominique Moisi est conseiller spécial à l'Institut français des relations internationales (IFRI), professeur à l'Institut d'études politiques de Paris (Sciences Po) et professeur invité au King's College à Londres.

 

Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz. © Project Syndicate, 2014.

 

Comment l'Europe doit-elle réagir au retour de la Russie à sa tradition impériale, à des ruses et à des méthodes issues de son passé soviétique? L'Europe doit-elle donner la priorité à la géographie ou à ses valeurs ?Ceux qui choisissent la géographie le font au nom d'un réalisme énergétique à court terme. Ils soulignent que contrairement aux USA, l'Europe étant dépourvue de...

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