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Nos Lecteurs ont la Parole - Youssef MOUAWAD

Zones de non-droit

À considérer le calme qui règne maintenant à Tripoli, on peut valablement se demander pourquoi les quartiers de Bab el-Tebbané et de Baal Mohsen ont vécu au moins vingt rounds de violence sans que les autorités n'interviennent pour mater les convulsions de ladite cité. Notons cependant le fait qu'à quelques encâblures du théâtre des affrontements, les gens pouvaient vaquer tranquillement à leurs occupations, et les agents de la municipalité, nullement troublés par les déflagrations intermittentes, faisaient preuve d'extrême diligence en verbalisant les voitures stationnées en contravention du code de la route. Inutile de s'offusquer, les précédents de nos guerres intestines sont là pour témoigner que les populations civiles d'un côté ou de l'autre de la ligne de démarcation vivaient des destins opposés lors de l'invasion israélienne, entre autres exemples, ou pendant le « harb al-ilgha' ». On peut rétorquer qu'on était en période de guerre. Mais cette guerre, la nôtre, est-elle pour autant interrompue et ne vivons-nous pas une période de paix civile larvée, avec nos zones de non-droit qui prolifèrent ?
Nous sommes un pays insensé, mais nous le serions encore plus si nous nous appliquions à réduire méthodiquement les trous noirs aux abords desquels l'autorité étatique hésite, consulte les parties prenantes, se retire effarouchée ou se croise les bras pour ne pas envenimer la situation. Il nous faut donc admettre avec Jean Carbonnier qu'arrivée à maturité, la sociologie juridique doit cesser de revendiquer pour le droit une ubiquité divine. Pour l'éminent civiliste, « le droit n'emplit pas toute l'atmosphère humaine », et il y a dans nos sociétés des vides de droit à prendre en considération. Par conséquent, cette sociologie doit poser « au moins comme une hypothèse, à côté du droit, le non-droit ». Par non-droit, le juriste entendait non pas le vide absolu du droit, « mais une baisse plus ou moins considérable de la pression juridique ».
Mais en quoi est-ce que notre Liban diffère des autres pays ? Et par autres pays, n'entendons pas ceux d'Afrique comme le Nigeria et le Sud-Soudan, mais ceux de l'hémisphère Nord postindustriel. Dans le registre du non-droit, considérons plutôt l'Italie du Mezzogiorno avec la mafia et son chancre qui a établi un régime odieux que l'État s'emploie à éradiquer. La République française, une et indivisible, n'échappe pas non plus à ces maux endémiques : nous y retrouvons l'exemple d'une Corse rebelle à l'autorité et où la société clanique règle ses différends par la violence sans que les autorités ne mettent une bonne fois pour toutes fin au folklore sanglant. Autre illustration dans l'Hexagone : les banlieues des cités où les jeunes désœuvrés sont tentés de faire régner la loi de leur milieu et où les flambées de violence ont des allures d'insurrection. Dans le Royaume-Uni, en Ulster, l'IRA avait autrefois instauré son système juridique parallèle expéditif et sanguinaire dont les échos nous parviennent encore, bien après que l'accord du Vendredi Saint n'ait été mis à exécution.
C'est comme si le droit appelait le non-droit et que si, dans un univers pacifié, il faudrait créer des parcelles d'ombre pour le cas où elles n'existeraient pas. Prenons les États-Unis, si prompts à condamner les violations des droits de l'homme ici ou là. Eh bien, c'est l'administration américaine qui a établi une prison à Guantanamo, prison où les détenus, qualifiés d'ennemis combattants, se trouvent démunis de leurs droits comme prisonniers de guerre, en violation flagrante du texte des Conventions de Genève. Guantanamo, zone de non-droit, créée par une volonté politique dans la soi-disant lutte contre le terrorisme ! Et combien de fois le président Obama n'a-t-il pas promis de démanteler ce lieu de détention, cette antithèse de la démocratie ?
Reconsidérons le Liban qui n'est pas seulement une mosaïque de communautés, mais également et, suivant les régions, une mosaïque de régimes de droit où la « pression juridique » s'exerce selon une certaine casuistique, c'est-à-dire au cas par cas. Et qu'on ne vienne pas nous dire qu'il y a égalité devant la loi entre Achrafieh et la banlieue sud, entre le Metn et le Hermel, etc. Et je ne fais pas seulement allusion à la perception des factures d'électricité ; je fais référence au sentiment général qui prévaut quand deux autorités (l'étatique et la milicienne) cohabitent de manière adultérine dans un même district. Ainsi dans le Chouf comme la région de Zghorta, il y a une telle « démocratie de proximité » que le contentieux des administrés peut être réglé par médiation ou par un arbitrage rendu par une cour de justice informelle relevant des divers potentats locaux.
C'est qu'il y a des loyautés verticales... et des solidarités verticales qui unissent des individus autour d'une communauté ou d'un chef providentiel et qui, quand cela les arrange, font fi de l'État central légitime et récusent son autorité dans la sphère publique.
Il faut faire avec le non-droit ; c'est ainsi. On s'accommode des zones où l'on ne sent pas chez soi, on évite de s'y rendre. Question de tact, de mesure, dirions-nous. Mais souvenons-nous quand même des camps palestiniens et de l'immunité de fait que s'octroyaient ceux qui y résidaient ou qui s'y réfugiaient. La suite de l'histoire est pour le moins édifiante.

 

À considérer le calme qui règne maintenant à Tripoli, on peut valablement se demander pourquoi les quartiers de Bab el-Tebbané et de Baal Mohsen ont vécu au moins vingt rounds de violence sans que les autorités n'interviennent pour mater les convulsions de ladite cité. Notons cependant le fait qu'à quelques encâblures du théâtre des affrontements, les gens pouvaient vaquer...

commentaires (1)

Tout à fait honnête, et mettant le doigt là où le bât blesse.

ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

09 h 56, le 17 mai 2014

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Commentaires (1)

  • Tout à fait honnête, et mettant le doigt là où le bât blesse.

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    09 h 56, le 17 mai 2014

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