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Liban - Conférence

À Tripoli, aucun plan de sécurité ne saurait aboutir sans développement

C'est peut-être l'une des rares occasions au Liban où l'on aura abordé un sujet politique avec autant d'honnêteté intellectuelle comme celle dont ont fait preuve les intervenants à une conférence sur la ville de Tripoli.
Organisé par le centre de recherche Carnegie, avec la collaboration active et le soutien de l'association Human Rights Watch, le débat, qui a mis face à face experts, chercheurs, magistrats et forces actives de la ville, a tourné en véritable séance de franchise, loin de la langue de bois habituelle ménageant les responsables de tous bords.
Au cœur des échanges, la plaie béante qui a longtemps saigné au périmètre de la ville, principalement à Jabal Mohsen et Bab el-Tebbané, où le calme rétabli reste conditionné par une série de mesures draconiennes qu'il est urgent de mettre en place, reconnaissent les intervenants de tous bords. À leur tête, un plan de développement durable, une réhabilitation de la citoyenneté entendue sous l'angle d'une justice égalitaire, mais aussi un plan économique sérieux pour sortir ces deux quartiers du tandem infernal misère-violence.
« Le plan de développement nécessaire à la capitale dans le court et le long terme, désormais connu de tous, est une priorité, un passage obligé pour pouvoir perpétuer les débuts d'une pacification de la ville qui restent à ce jour précaires tant qu'ils ne seront pas soutenus par une approche globale portant sur le social, l'économique, l'éducatif et le psychologique, autant que sur l'aspect politico-sécuritaire qui doit venir en amont », soutiennent en chœur plusieurs intervenants dont les avis divergeront toutefois sur les modalités du plan et de la nature et l'origine des investissements à faire. C'est donc sur la réhabilitation de la dignité humaine et des notions de citoyenneté et de l'État de droit qu'il faudra désormais tabler avant la restauration de la pierre.
« La fin de la guerre civile à Tripoli a été proclamée en 1980, et depuis aucune homme politique fortuné (il y en a pourtant plusieurs à Tripoli) n'a pris l'initiative de faire le moindre don pour réhabiliter cette ville », déplore Mohammad Chamseddine, membre de la municipalité, qui dénonce par ailleurs la pratique scandaleuse des banques de la ville qui ont décidé de placer sur une liste noire « toutes les demandes de crédit en provenance des deux quartiers sinistrés de Jabal Mohsen et de Bab el-Tebbané.
« De quel développement peut-on parler avec des telles pratiques discriminatoires ? » s'est-il insurgé, avant d'ajouter en termes francs : « Les habitants de ces quartiers n'intéressent personne, sauf lorsqu'ils doivent être comptabilisés en voix électorales et servir de chair à canon. » Il a également attiré l'attention de l'audience sur un problème majeur qui mine les jeunes de la ville, dont les anciens combattants des deux camps adverses, à savoir l'utilisation des substances illicites, insistant sur la nécessité de leur assurer des cures de désintoxication et de ne point oublier en passant les familles des personnes qui ont été arrêtées dans le cadre de l'opération sécuritaire.

« Le sang des pauvres »
Magistrat devenu célèbre pour avoir finalisé en un temps record les enquêtes sur les explosions qui ont visé l'armée libanaise, il y a quelques années à Bohsass notamment – « ce qui prouve que l'on peut accélérer le travail judiciaire lorsque la volonté y est », dit-il –, le juge Nabil Sari résume sa pensée en deux principes : la citoyenneté et la reddition des comptes. Il ira même plus loin affirmant, lors d'une intervention courageuse, que la justice doit s'en prendre « aussi bien aux auteurs du crime qu'à ceux qui les ont incités ».
« À Tripoli, c'est la guerre menée par les riches avec le sang des pauvres », lance le magistrat sans ambages. Avant de dénoncer haut et fort « l'ingérence des politiques dans les affaires judicaires » et les considérations politiciennes et communautaires dans les nominations judiciaires, reprochant au Conseil supérieur de la magistrature sa « grande timidité » à cet égard.
Le juge ira encore plus loin en critiquant haut et été fort la relation « pernicieuse » entre Dar el-Fatwa et le Conseil des ministres dont il dépend financièrement, « une dépendance aux répercussions dangereuses », dit-il avant de conclure : « Il est temps de ramener Tripoli dans le giron de l'État », dénonçant tout aussi violemment la « culture de la pratique des pneus brûlés pour réclamer la libération d'un hors-la-loi qui vient d'être arrêté » par les forces de l'ordre.
Pour le conseiller personnel de l'ancien Premier ministre Nagib Mikati, Khaldoun Charif, « Tripoli n' a commencé à intéresser la communauté internationale que lorsqu'on a commencé à parler de l'extrémisme sunnite ». Selon lui, le feu vert politique a été donné à l'armée via le pouvoir exécutif libanais suite au mot d'ordre parachuté par la communauté internationale qui s'est soudain découvert un intérêt poussé pour la ville « lorsque celle-ci a commencé à constituer un danger pour le Liban aussi bien que pour l'Occident ». « C'est ce qu'on appelle le momentum », ajoute le conseiller qui parle d'un effet similaire à celui d'une « baguette magique ».
M. Charif fonde toute sa théorie sur la guerre des axes que mènent par procuration les grandes puissances à Tripoli, insistant sur le fait « que l'impact iranien dans la capitale du Nord est bien plus important que celui des Saoudiens ». Preuve en est, dit-il en substance, les dizaines de décisions de cessez-le feu prises du temps du mandat de M. Mikati, restées lettre morte, car la décision internationale n'avait pas encore mûri à l'époque. À plus d'une reprise, il sera contredit par des avis opposés dans l'audience, qui lui reproche notamment sa vision manichéenne de la réalité qui ignore les enjeux politiques internes et, surtout, le jeu machiavélique des figures politiques de la ville et leur responsabilité réelle et morale dans ce qui s'est passé.

Bataille d'ego
Chercheur au centre Carnegie, Raphaël Lefèvre dresse un tableau socio-politique complet de la scène tripolitaine et des enjeux en cause, notamment dans les deux quartiers ennemis, sunnite et alaouite. Selon lui, les salafistes (dont le nombre ne dépasse pas les 3 000 à Tripoli), qui ont repris du poil de la bête depuis l'éclatement de la guerre en Syrie, ne constituent pas un corps homogène, encore moins une structure verticale avec une direction unifiée tant leurs divisions sont profondes. « Ils sont divisés autour de la question du soutien à apporter à la Syrie. Certains d'entre eux considèrent que la bataille à Tripoli est une distraction et ne veulent pas par conséquent donner l'impression qu'ils constituent une menace dans la ville. » Le chercheur met en relief la « bataille d'ego » autour des questions de l'interprétation du Coran notamment et de la question de savoir qui a le plus de soutien populaire sur le terrain.
Puis passant au volet alaouite, M. Lefèvre affirme qu'il est faux de dire que c'est l'ensemble des alaouites qui étaient mécontents du départ de Rifaat Ali Eid, le chef du Parti arabe démocrate. Il note par ailleurs « la difficulté qu'ont les alaouites de Tripoli aujourd'hui de reconstruire un parti qui les représente, sachant toutefois qu'il n'y a pas une pénurie en potentiels et en talents pour trouver un substitut à M. Eid ».
Intervenant au nom du ministère de la Justice en tant que conseiller judiciaire d'Achraf Rifi, le juge de la chambre de première instance duMont-Liban, Ahmad Ayoubi, a évoqué les entraves qui empêchent que la justice puisse prendre son cours normal. À la question de savoir ce qu'a fait le général Rifi pour Tripoli, le juge répond : « Le ministre s'est engagé à déployer tous les efforts possibles afin de faire la lumière sur les crimes qui ont eu lieu et sanctionner les auteurs dans le respect de leur droit sacro-saint à se défendre devant la justice. » Le problème, ajoute le magistrat, c'est une fois de plus la répartition des tâches entre la justice et les services de l'ordre, et le mécanisme mis en place pour faire exécuter les mandats d'arrêts qui, en définitive, « n'est pas du ressort du ministre de la Justice ». Tout en reconnaissant les lacunes et dysfonctionnements du système judiciaire, le magistrat a invité les observateurs et les Libanais dans leur ensemble à ne pas s'aventurer dans des généralisations réductrices occultant la présence de juges intègres et indépendants qui continuent d'assumer leur responsabilité en toute conscience.

C'est peut-être l'une des rares occasions au Liban où l'on aura abordé un sujet politique avec autant d'honnêteté intellectuelle comme celle dont ont fait preuve les intervenants à une conférence sur la ville de Tripoli.Organisé par le centre de recherche Carnegie, avec la collaboration active et le soutien de l'association Human Rights Watch, le débat, qui a mis face à face experts,...

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