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Moyen Orient et Monde - Vient de paraître

« Un destin d’Européen », ou le souffle retrouvé des origines

Livre d'entretiens de Gérard Khoury avec Georges Berthoin.

À l'heure où se délite, dans la mémoire française et dans le discours politique, l'idée européenne, et alors que les crises qui se succèdent depuis 2008 ont aiguisé l'hostilité envers Bruxelles, ses commissaires et ses bureaucrates, l'historien franco-libanais Gérard Khoury publie chez Albin Michel, Un destin d'Européen, de l'utopie à l'espérance, livre d'entretiens avec Georges Berthoin, l'un des témoins privilégiés et acteurs majeurs de la construction de l'Europe.
Georges Berthoin fut le directeur du cabinet de Jean Monnet, le président de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA), puis ambassadeur de la Communauté européenne à Londres de 1956 à 1973, avant de devenir coprésident de la Trilatérale, un cénacle discret et puissant, fondé en 1973 par David Rockefeller et regroupant 400 dirigeants d'entreprises, de partis politiques, de syndicats et d'intellectuels de tous pays.
Mais pourquoi ce livre ? « Depuis que je suis installé en France, je travaille à dépasser les identités nationales et à devenir européen », explique Gérard Khoury. « L'influence d'Erich Fromm (psychanalyste américain, cofondateur de l'École de Francfort) m'a fait sortir des identités étroites vers une mondialisation humaniste. » Séduit par la laïcité et par la perspective d'une citoyenneté européenne comme une réponse aux défis contemporains, Gérard Khoury rêve de cet exemple fédérateur au niveau arabe et retranscrit avec conviction l'affirmation de Georges Berthoin selon laquelle « il y a un lien entre la réussite de la relance européenne et celle qui pourra se produire au Proche-Orient ».
Dans son avant-propos, Berthoin rend un remarquable hommage à Gérard Khoury, « écrivain splendidement francophone et psychologue avisé », et à travers lui, au Liban, « où la légende fait naître à Tyr la princesse Europe ».
Aux confins de la sociologie politique, de l'histoire, voire de la psychanalyse, ces échanges drus avec Berthoin, intervenus entre 2005 et 2008 et auxquels s'est jointe Danièle Sallenave, de l'Académie française, s'enrichissent d'une étoffe philosophique, culturelle et spirituelle, au plus proche des ressorts et des leçons d'une vie.
La 1re partie, biographique, permet d'appréhender le cheminement singulier de Berthoin, ses références familiales et ses convictions européennes. Elle décrit un enfant de grand commis de l'État ayant grandi dans les palais de la République, son départ pour l'Amérique afin d'y poursuivre des études à Harvard, ses errances à New York et ses rencontres providentielles avec des décideurs de premier plan. L'occasion pour lui de jeter un regard affûté sur cette Amérique de la deuxième chance, qui lance alors le plan Marshall d'aide à l'Europe. De retour en France, la route de Georges Berthoin croise celles de Robert Schuman et de Jean Monnet, dont elle épouse la destinée.
Ces entretiens ne nous racontent pas seulement la réalisation du rêve européen, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ils nous distillent aussi une philosophie du pouvoir et de la pratique politique, et une définition oubliée de l'intérêt commun, véritable socle de la politique européenne. Ils révèlent l'approche suivie pour jeter les ponts entre ennemis d'hier, avec toute la dimension éthique, chrétienne, humaniste et morale qui fut celle des fondateurs de l'Europe, Robert Schuman, Jean Monnet, mais aussi Konrad Adenauer, Alcide di Gasperi, Paul-Henri Spaak et de Gaulle. Les réunions entre Français et Allemands au sein de la Haute Autorité de la CECA sont des moments forts de cette aventure humaine exceptionnelle ; ils traduisent la « destinée sans précédent qui dépassait tous les interdits et impossibilités d'autrefois » et qui fut celle des bâtisseurs de l'Europe. Avec une honnêteté intellectuelle et un sens des responsabilités morales devenus rares, dans le respect des morts et des déportés mais aussi désireux de « façonner ensemble un avenir qui, lui, restait vierge de toutes nos blessures », ceux qui se réunissent alors autour d'une même table pour jeter les bases de la CECA se posent les questions difficiles de l'oubli et du pardon. Or « ni l'un ni l'autre n'était ni sincèrement durable ni possible ». Il fallait bien, cependant, dépasser les antagonismes et les épreuves récentes de la guerre, et aller de l'avant sur une base psychologique qui permettait de créer une équipe solide et un processus durable. L'occasion, pour le lecteur, de découvrir cette belle leçon « schumanienne » selon laquelle « la reconnaissance de l'autre et de sa dignité valait pardon ». Le récit, personnel, vivant, de la gestation de l'Europe rappelle la vision spirituelle et les valeurs humanistes et chrétiennes qui ont présidé à cette véritable épopée, avec toute la symbolique qui y est associée (dont le choix du drapeau). L'on comprend mieux comment « l'oubli » de cet héritage humaniste chrétien et son déni lors de l'adoption de la Constitution européenne ont été concomitants avec la perte de sens de l'Europe.
À partir de l'acte fondateur que fut la déclaration du 9 mai 1950 de Robert Schuman, le système européen actuel (Conseil des ministres, Parlement européen, Cour de justice) est mis en place en quelques semaines, de fin 1952 à début 1953. Entre 1953 et 1955, les institutions de l'Europe sont consolidées. Dans le monde de la guerre froide, la Communauté européenne va exercer une force d'attraction pour les pays de l'Est, en devenant une zone de paix, de liberté et de prospérité. À travers le monde, l'Europe n'est plus perçue comme impérialiste et sa puissance est bien accueillie.
Berthoin analyse le glissement de la Communauté européenne vers un système intergouvernemental qui lui a été nocif. Il faut, dit-il, « retrouver les vertus de la méthode communautaire qui établissait un équilibre entre l'intérêt commun et les souverainetés nationales ». Il déplore aussi l'absence de symbole qui fasse rêver à l'Europe. Et d'avertir : « Sans Europe, on laisse le terrain libre à l'affrontement des intégrismes qui sont devenus les nouveaux murs. » Au sécularisme ambiant, Georges Berthoin oppose le dialogue de la raison et de la foi, qui fut la force de l'Europe, et qu'elle a délaissé.
Si les questions de Gérard Khoury interpellent l'histoire moderne et tragique du Proche-Orient et les chances que ses pays s'inspirent un jour du modèle européen, le débat avec Danièle Sallenave ouvre à l'apport de l'Europe de l'Est, et notamment la Tchécoslovaquie des grands penseurs Vaclav Havel et le philosophe Patochka, à la réflexion européenne et au « désir d'Europe ».
Les fonctions de Georges Berthoin à la Trilatérale sont également l'occasion de portraits en profondeur des grands de ce monde qu'il a côtoyés, comme Brezinski, Rockefeller ou Kissinger.
Ce livre d'entretiens avec l'une des dernières consciences européennes de notre temps arrive à point nommé pour réconcilier les Français avec l'idée de l'Europe, en ces temps où le désenchantement a fait place à l'hostilité ouverte à tout ce qui est européen et où l'esprit des origines a cédé la place à des institutions sans esprit. Il rappelle comment, par la volonté et l'audace d'une poignée de visionnaires et d'hommes d'État d'une grande stature morale et intellectuelle, naquit une œuvre pionnière dans l'histoire de l'humanité, source d'espérance pour les peuples et modèle de réconciliation, de démocratie et garantie de la paix mondiale.

À l'heure où se délite, dans la mémoire française et dans le discours politique, l'idée européenne, et alors que les crises qui se succèdent depuis 2008 ont aiguisé l'hostilité envers Bruxelles, ses commissaires et ses bureaucrates, l'historien franco-libanais Gérard Khoury publie chez Albin Michel, Un destin d'Européen, de l'utopie à l'espérance, livre d'entretiens avec Georges...

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