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Culture - Performance

Grosse musique de nuit, dans un chantier à Beyrouth

Plongée dans le monde souterrain d'un chantier, de ses vacarmes, de ses bruits. Mais aussi du « peuple » qui l'habite, le fait trembler et le bâtit. Avec une œuvre sonore et visuelle construite par Ilaria Lupo et Joe Namy.

Une fosse d’orchestre inhabituelle. Photo Alicja Rogalska

Un samedi, alors que le noir et le silence tombent sur la ville, un groupe hétéroclite de bobos, d'artistes, de « hipsters », d'étudiants et de journalistes se rassemble devant les clôtures d'un chantier à Saïfi, dans le centre de Beyrouth. On leur distribue des textes explicatifs sur la performance qu'ils sont venus voir, à l'invitation des deux artistes Ilaria Lupo et Joe Namy, en collaboration avec Ashkal Alwan et Heinrich Boll Stiftung. Les spectateurs sont alors acheminés, en groupes de vingt, l'un après l'autre, dans l'enceinte du chantier.

Premier vertige : il s'agit de marcher sur une sorte de passerelle érigée sur les parois de la grande excavation. Et de regarder en bas. Dans le sous-sol, à une distance de cinq ou six étages. Ici, à même le sol coulé de béton armé, dans les fondations profondes, entre les ossatures de l'immeuble qui commencent à apparaître, une trentaine d'ouvriers font de la musique. Sous la baguette d'un maestro, Joe Namy, qui dirige l'ensemble. Dans cette fosse d'orchestre inhabituelle, sous les feux des projecteurs, huit travailleurs sont assis autour d'une grosse et grande table en bois. Qu'ils cognent avec des marteaux, d'un seul geste, précis et entêté. Se joignent à eux leurs camarades de chantier, musiciens improvisés, en tapant sur des tiges de fer. On dirait bien des barreaux de prison...

Les maîtres d'ouvrage de cette performance de nuit Ilaria Lupo et Joe Namy ne cachent d'ailleurs pas la portée sociale de « Concrete sampling, arrangement for derbekah and jackhammer ». À travers ce « spectacle visuel et sonore » où les acteurs sont des ouvriers et où le public assiste d'en haut à une performance qui se déroule dans les bas-fonds d'un chantier, c'est bien la condition des travailleurs migrants venus la plupart de Syrie qui est mise ici en exergue. Cette fraction non négligeable (plus permis de les négliger, en tout cas) qui échafaude et bâtit un pays, dans la sueur, la poussière et le sang, et ce depuis plus de trente ans... Regarder de haut ce qui se passe dans les entrailles de la terre, dans cet underground ignoré, mis de côté, classé « tabou »... C'est ce que « Concrete sampling » propose en résumé. Ilaria et Joe racontent ce projet remanié à plusieurs reprises, repensé et remodelé pour suivre les changements du site en construction. « Le titre se réfère à l'idée de la musique concrète. Mais "concrete" veut aussi dire en anglais "béton" », précise le compositeur.

 

 


« La musique concrète, ajoute-t-il, repose sur un matériel sonore préexistant constitué de sons enregistrés devant un microphone : bruits ou sonorités instrumentales. Ils sont ensuite modifiés, manipulés, transformés, juxtaposés en studio ou sur ordinateur. »

Les sons utilisés sont de provenances diverses (instrumentale, anecdotique, « naturelle », issus de corps sonores tels que tiges, ressorts, tôles, etc.), mais le plus souvent microphoniques, c'est-à-dire captés dans un espace quelconque, à partir d'un corps résonnant, par opposition aux sons électroniques, créés eux par des oscillations électriques.
Les résultats, surprenants, montrent que les sons naturels, après manipulation, sont souvent plus « inouïs », plus riches, plus vivants que les sons électroniques.

« La musique concrète est avant tout un genre musical où la liberté est le principal motif de composition. Les règles de structure sont inexistantes. Le compositeur arrange sa pièce comme il l'entend », ajoute Ilaria Lupo. L'artiste résidant à Beyrouth depuis trois ans s'est quelque peu spécialisée dans les performances urbaines et notamment sur des chantiers. « Ce projet a été conçu comme une interférence aux tissus sonores urbains de Beyrouth, un nouveau rythme s'ajoute à celui déjà existant. »
« Nous avons enregistré des sonorités, des bruits venant de l'environnement direct du chantier. Après tripatouillages, ils sont proposés dans cette performance pour casser les dichotomies : jour/nuit, travail/repos, bruit/silence », conclut l'artiste. Ce genre de musique ou de performance laissent de nombreuses réactions perplexes. Et certains n'y auront compris ni dalle, ni poutre. Mais « Concrete sampling » aura quand même participé aux fondements d'une nouvelle mouvance artistique soucieuse des conditions de travail des ouvriers migrants.

Moralité de la performance, alors ? Pour bâtir haut, il faut creuser profond...


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commentaires (2)

musique ou bruitage?

Massabki Alice

08 h 44, le 07 avril 2014

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Commentaires (2)

  • musique ou bruitage?

    Massabki Alice

    08 h 44, le 07 avril 2014

  • Musique concrète ou folie psychologique contre le bruit et contre ces tours qu'on érige à l'aveuglette dans une capitale Beyrouth qui perd tout son charme.

    Sabbagha Antoine

    08 h 15, le 07 avril 2014

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