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Avec la crise syrienne, le Liban devient un passage pour le trafic du Captagon - Enquête

Avec la crise syrienne, le Liban devient un passage pour le trafic du Captagon

Facile à fabriquer et à transporter, le Captagon, médicament et drogue, représente un marché juteux en recrudescence qui enrichit de plus en plus les traditionnels barons de la drogue, libanais et syriens. Avec en ligne de mire le marché des pays du Golfe.

Un poids lourds bourré de Captagon a été saisi par la brigade des stupéfiants. La drogue était cachée dans des tiroirs. Photo archives an-Nahar

Pas un mois ne passe sans une importante saisie de Captagon au Liban, ingénieusement caché dans la carrosserie de camions, dans des chaudières, des paquets de café, des miches de pain, des légumes, voire de la pâte d'abricot. En 2013, la brigade des stupéfiants a saisi 12 millions de comprimés, contre seulement 464 000 comprimés l'année précédente et 500 000 comprimés en 2011. Rien que les six derniers mois, elle a saisi 18 millions de pilules, assure le colonel Ghassan Chamseddine, chef de la brigade des stupéfiants au sein des Forces de sécurité intérieure (FSI).


C'est dire la recrudescence du trafic de cette amphétamine au Liban, destinée principalement aux marchés du Golfe, Arabie saoudite en tête, mais aussi les moyens mis en place en 2013 pour lutter contre ce trafic. Certes, aucune statistique ne permet de connaître le volume exact d'un tel trafic, au niveau local ou régional. Tout au plus, le Rapport mondial de la drogue 2013 publié par l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) reconnaît-il « une augmentation du trafic de Captagon au Proche et Moyen-Orient », sur base du volume des saisies, en nette augmentation. « Une augmentation encore inexpliquée », qui coïncide avec « la baisse généralisée de l'intérêt pour l'Ecstasy ». Quelques estimations se profilent toutefois. La France estime, « sur base d'études scientifiques, que les quantités de drogue saisies dans l'Hexagone correspondent à 10 % du trafic réel », indique à ce propos le commissaire divisionnaire Nicolas Declercq, attaché de sécurité intérieure à l'ambassade de France, dont l'unité coopère avec les autorités libanaises dans la lutte contre le trafic de drogue. Des estimations qui ne sont pas forcément transposables au Liban.

 

Le comprimé entre 10 et 20 dollars
Le Captagon est loin d'être une nouvelle drogue. Classée par l'ONUDC sous le groupe des stimulants de type amphétamines (ATS), cette composition chimique, nom commercial du Fénéthylline, a été découverte en 1963. On la reconnaît à ses deux arcs qui s'interpénètrent, gravés sur chaque comprimé de couleur blanche. Mais le comprimé peut avoir d'autres couleurs et différents sigles, comme celui d'une tête de cheval.
Ce qui est nouveau, par contre, c'est que la crise syrienne a fait du Liban un point de passage du trafic de Captagon vers les pays du Golfe, vu l'intérêt croissant des pays arabes pour cette substance considérée revigorante. Une substance dont ils paient le comprimé « entre 10 et 20 dollars », observe le colonel Chamseddine, « parfois juste 5 dollars selon les filières », assure le commissaire Declercq.


Les Libanais, eux, n'en consomment pas de manière générale, le haschisch étant à portée de main au pays du Cèdre, où il est vendu pour une bouchée de pain (10 dollars les 27 grammes), selon une source informée qui a requis l'anonymat. Pour cette même source, « le prix du Captagon varie en fonction de l'offre et de la demande, mais aussi de la pureté du produit », sachant que des comprimés frelatés, voire des contrefaçons, ou tout bonnement des placebos sont aussi vendus sous le nom de Captagon. « On y trouve de la poudre de talc, de la craie, ou bien d'autres substances encore. » « Un véritable problème », selon le Rapport mondial de la drogue 2013, car les produits sont encore plus dangereux, vu les impuretés qu'ils présentent. L'explication est simple. Les chimistes fabricants changent la composition du produit pour échapper aux classifications mises en place par l'organisation onusienne et éviter d'être mis sur sa liste noire, souligne le rapport. L'ONUDC doit donc constamment s'adapter et revoir ses listes.

 

Des caches ingénieuses
Autrefois considérée comme un lieu sûr de passage et de fabrication de cette amphétamine, la Syrie, minée par l'insécurité, se partage aujourd'hui ce rôle avec le Liban. « Le crime organisé s'adapte si facilement », constate l'ONUDC. « Entre la Syrie et le Liban, le trafic se fait dans les deux sens, par la route, vu la grande porosité des frontières entre les deux voisins », explique le colonel Chamseddine. Sans oublier que le transport du Captagon est bien « plus aisé » que les autres drogues et que les trafiquants regorgent d'idées aussi ingénieuses que saugrenues.


La marchandise est transportée dans la carrosserie de poids lourds aménagée pour l'occasion, mais aussi dans des bétonnières, des broyeurs, des lattes de bois, des emballages de produits alimentaires ou même des choux. Elle est parfois emmagasinée dans des sacs en plastique dans des caches souterraines, en attendant son transport, comme « cette cache de la Békaa qui a été découverte », révèle-t-il.


Le Liban est aussi le point de départ d'un trafic maritime et aérien vers les pays arabes. Mais le nombre de saisies de la contrebande maritime reste très limité comparé au nombre de saisies du trafic routier ou aérien. Si la brigade des stupéfiants n'a saisi qu'une seule cargaison de Captagon par voie de mer en 2013, au mois d'août plus précisément, cette saisie de 5 millions de pilules était une grosse prise, « comme le sont généralement les quantités saisies en mer », selon l'ONUDC. « Cette cargaison qui venait de Syrie devait être acheminée vers Dubaï. Elle était entreposée à l'intérieur d'une chaudière », indique le rapport des FSI. Quant à la contrebande par voie aérienne, très pratiquée, elle est généralement limitée en quantité de pilules. « Nous avons saisi du Captagon caché dans des boîtes de pâtisseries orientales ou dans des valises à double fond », raconte le lieutenant Mounir Abdel Khalek, de la brigade des stupéfiants.

 

Fabrication artisanale
Généralement artisanale, la fabrication du Captagon se déroule aussi bien au Liban qu'en Syrie. Elle nécessite plusieurs étapes et peut être réalisée en différents lieux. La fabrication de l'amphétamine peut se faire dans un atelier, celle des comprimés dans un autre, et le conditionnement dans un troisième. Car le procédé ne nécessite ni champs agricoles, ni eau, ni électricité, pas même la moindre infrastructure, tout juste un local pour la fabrication et une « comprimeuse » pour presser les comprimés.


La nature des saisies ne se limite donc pas uniquement aux pilules, mais s'étend aux équipements de fabrication et de conditionnement. « Nous avons découvert à Choueifate un atelier de production de savon qui fabriquait de l'amphétamine, affirme le colonel Chamseddine. Le trafiquant faisait passer sa cargaison entre les savons. » « Pour la fabrication de comprimés, les trafiquants utilisent des machines de fabrication de bonbons dont ils modifient la tête », note encore le lieutenant Abdel Khalek.


Face à l'ingéniosité des moyens déployés dans la contrebande du Captagon, la brigade des stupéfiants n'a d'autre choix que de redoubler d'efforts afin de démasquer le plus grand nombre possible d'opérations. Elle est aidée dans sa mission par l'ONUDC, par Interpol et par certaines chancelleries étrangères, parmi lesquelles l'ambassade de France. « Nous coopérons au niveau de la sûreté aéroportuaire, du soutien aux services de lutte antidrogue et de la prévention dans les écoles, notamment », indique le commissaire Declercq.


Pour le colonel Chamseddine, la vigilance est de rigueur. Elle va de pair avec la nécessité de sensibiliser la population et de lutter contre la corruption. « Lors des traques, nous comptons sur nos services de renseignements, sur des informateurs, sur certaines observations logiques et sur les erreurs des trafiquants, explique-t-il. Rien que la présence d'une chaudière au port de Beyrouth est suspecte. Mais dès lors que cette chaudière doit prendre la mer à tout prix, et le plus rapidement possible, alors qu'elle est de piètre qualité, il est évident qu'il y a anguille sous roche. » De même, « la marchandise transportée par la route est soigneusement rangée dans des camions dont la carrosserie a été spécialement fabriquée pour cacher les comprimés. Ces carrosseries sont également de mauvaise qualité, note-t-il. Elles ne sont pas adaptées au transport des marchandises traditionnelles ».


Mais qui sont les gros trafiquants de Captagon ? « Les traditionnels barons de la drogue connus des services, libanais ou syriens, qui travaillent de pair », observe le colonel Ghassan Chamseddine. Ils opèrent dans les mêmes régions impliquées depuis toujours dans le trafic de drogue, à savoir la Békaa, Ras Baalbeck, Brital, Ersal, Qaa... Et d'assurer que « la brigade des stupéfiants recherche activement tous ces trafiquants sans exception, même les plus protégés, même ceux qui sont proches de partis ou de personnalités politiques ». « Ils n'ont qu'un seul objectif, celui de se faire beaucoup d'argent », affirme-t-il, car « ce trafic est particulièrement rentable et génère des fortunes ». Il relate à ce propos l'arrestation au Liban d'un gang syrien d'une même famille, qui vivait dans le grand luxe et se déplaçait à bord de grosses cylindrées. Quant aux contrebandiers, qui transportent la marchandise, ce ne sont généralement que de « simples exécutants peu futés », attirés par l'appât du gain.


Qu'en est-il donc de la rumeur qui court sur le financement par le trafic du Captagon de la guerre en Syrie ? « Pour traverser les barrages en Syrie, les contrebandiers doivent nécessairement verser des pots-de-vin aux combattants, qu'ils soient du côté du régime syrien ou de l'opposition », reconnaît le chef de la brigade des stupéfiants. « N'importe quelle marchandise qui doit aujourd'hui traverser la Syrie doit nécessairement passer par les barrages. Elle peut donc, au même titre, être accusée de financer la guerre qui s'y déroule. »
Au cœur de la tourmente et touché de plein fouet par la crise syrienne, le pays du Cèdre réussira-t-il dans sa lutte contre ce trafic qui ne peut qu'encourager la grande criminalité ?

 

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