Alain Finkielkraut pose un diagnostic sévère sur l'état social de la France : le respect se perd, l'autorité est bafouée, la culture dépérit, l'école faillit à sa vocation citoyenne et éducatrice ; les nouveaux médias instaurent l'hégémonie de l'immédiateté qui développe le réflexe du « tout tout de suite » ; la langue s'appauvrit sous le regard complaisant des grammairiens qui homologuent la pratique majoritaire au lieu de défendre la norme ; les Français oublient leur histoire et renoncent à leur identité au profit des identités minoritaires qui colonisent inexorablement le territoire de l'Hexagone. Car selon Finkielkraut, qui reprend à son compte la fameuse théorie du « choc des civilisations », c'est avant tout l'immigration qui menace la nation française, plus particulièrement l'immigration musulmane dont il considère la culture incompatible avec les valeurs de la France.
Pour les besoins de sa démonstration, Alain Finkielkraut présente la réalité musulmane en France comme une entité monolithique qu'il définit par quelques lieux communs sur le culte de la virilité, la mixité et le voile ; il ignore volontairement la diversité des Français musulmans, d'abord en tant que communautés (plusieurs dizaines) et, surtout, comme individus qui vivent chacun sa religion ou son a-religion à sa manière. Ne s'encombrant ni de chiffres ni de données précises, Finkielkraut préfère se fonder sur des faits divers, des impressions (« un nombre croissant d'établissements », « un nombre grandissant d'élèves », etc.), des propos rapportés, des témoignages d'enseignants soigneusement choisis. L'analyse de l'essayiste s'avère très vite une construction personnelle. Finkielkraut fait le musulman comme l'antisémite fait le juif selon la formule de Sartre dans Réflexions sur la question juive. Il noircit les traits de son ennemi fantasmé pour mieux se poser en pourfendeur de l'obscurantisme et de la barbarie.
Si Alain Finkielkraut est l'otage d'une conception stéréotypée des Français musulmans, c'est parce que manifestement il les juge de l'extérieur, sans aller à leur rencontre, sans se mettre à leur écoute. Il les traite non comme des sujets, mais comme un objet privé de parole (hormis une parole radicale sélectionnée à dessein pour être aussitôt discréditée). Nul penseur issu du Sud, ou presque, n'est cité dans le flot des références bibliographiques qui nourrissent le livre.
L'auteur ne manifeste pas une once de curiosité à l'égard d'une population qui compte des millions d'âmes en France. Symptomatiquement, il désigne sous le nom d'immigrés tous les Français musulmans, y compris ceux nés et installés dans l'Hexagone depuis plusieurs générations, y compris les légions d'ouvriers qui ont contribué à l'essor de la France pendant les Trente Glorieuses, les familles de harkis qui ont placé leur loyauté envers la France au-dessus de toute appartenance nationale, les descendants des Maghrébins et des Africains morts par milliers sous le drapeau français pendant les deux guerres mondiales et la guerre d'Indochine.
Finkielkraut décontextualise la présence musulmane et met sur le compte d'une essence hypothétique ce qui relève d'un problème économique : si difficulté d'intégration il y a, ce n'est pas la religion qui en est la principale responsable, mais bien la pauvreté et le chômage qui entraînent la constitution de ghettos communautaires. Alain Finkielkraut ne donne pas à cette dimension économique l'importance qu'elle mérite, pas plus qu'il ne prend la mesure réelle de l'exclusion en France. Il fait des « immigrés » les boucs émissaires du mal-être français, sans se rendre compte qu'avec ses amalgames, il alimente la stigmatisation des minorités et entrave ainsi leur intégration qu'il appelle pourtant de ses vœux.
Plus surprenant, Finkielkraut estime que dans la France d'aujourd'hui, on cultive « l'amour de l'Autre », on se livre à une « idéalisation romantique de l'altérité » au préjudice du modèle traditionnel incarné par les Français « blancs-normaux » (sic). La France, selon lui, s'abandonne à l'oikophobie et à la perpétuelle pénitence. Elle « sacrifie le meilleur de son être à la révolution technologique et à la lutte contre les discriminations ». L'auteur concède qu'il faut faire une place au multiculturalisme, « mais pas toute la place ». Ce qui laisse songeur : Finkielkraut est-il vraiment convaincu que l'on accorde « toute la place » aux minorités ? Est-ce le cas à l'Assemblée nationale, au gouvernement, dans les différentes institutions du pays ? Leur visibilité à la télévision et dans les manuels scolaires lui paraît-elle prépondérante ? L'arabe ou le turc sont-ils enseignés massivement dans les écoles ? On pourrait multiplier les exemples à l'infini.
Les « immigrés » ne sont pas les seuls objets de cette approche monolithique. Si L'identité malheureuse avance quelques idées intéressantes et justes, Finkielkraut manque souvent de mesure et de nuance quand il parle de laïcité (dont il oppose schématiquement une conception libérale à une conception républicaine), de l'école (à laquelle il reproche l'interactivité et l'ouverture au monde), de l'antiracisme, des jeunes, des sociologues, du féminisme, de la théorie du genre, des « nouvelles élites » décriées avec des accents populistes, du Printemps arabe dont il ne retient que des cas de viol sur la place Tahrir !
L'identité malheureuse n'est pas seulement un ouvrage réactionnaire ; c'est un livre inquiétant. Un nouveau pas y est franchi dans la justification philosophique et la légitimation morale du racisme. Au nom de son amour pour une France figée dans une identité statique, Alain Finkielkraut s'égare sur des chemins indignes des principes et des valeurs qui fondent la nation française. La défense de la laïcité et la lutte contre l'intégrisme religieux sont des causes importantes ; elles méritent mieux qu'un texte réducteur et polémique.
BIBLIOGRAPHIE
L'identité malheureuse de Alain Finkielkraut, Stock, 2013, 240 p.
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commentaires (5)
CORRECTION ! Merci : Antisémitisme-arabo-islamiQue, et Racisme Antisémite-arabo-islamiQue.
ANTOINE-SERGE KARAMAOUN
14 h 27, le 16 février 2014