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Nos Lecteurs ont la Parole

Syrie : le jihad aux portes du Liban... et de l’Europe

Par Pierre PICCININ DA PRATA
Souvent approchée comme un phénomène statique, sur le modèle tunisien, la révolution syrienne a cependant connu une évolution complexe. C’est pour cette raison que je me suis rendu sur le terrain syrien, depuis le début du conflit, pour en appréhender les transformations, et ce, parfois, au risque de n’en pas revenir.
En mai 2012, ainsi, j’avais été arrêté par les services secrets syriens et torturé à Homs, avant d’être expulsé après une semaine de détention.
Plus récemment, au cours de mon huitième voyage, enlevé par une faction rebelle avec un ami reporter, j’ai été retenu en otage cinq mois durant*, et finalement libéré le 8 septembre dernier.
C’est pourtant à ce prix seulement qu’il est possible de comprendre ces événements déterminants pour nos États démocratiques, pour le Liban et l’Europe.
Ainsi, lorsque les incidents se sont précipités, en mars 2011, la Syrie n’a toutefois pas connu d’embrasement généralisé similaire à ceux qui avaient amené la chute des dictateurs égyptien ou tunisien. Une large majorité de la population syrienne espérait des réformes de la part de son jeune président, Bachar el-Assad, dont les promesses apparaissaient sincères. Il incarnait la modernité, susceptible de faire entrer la Syrie dans le XXIe siècle.
Mais les élections du 7 mai 2012, une nouvelle fois manipulées par l’appareil du parti Baas, ont jeté dans la rue des centaines de milliers de manifestants, qui ont pris les armes, encadrés par des officiers déserteurs : l’Armée syrienne libre (ASL) était née.
Toutefois, abandonnée par les démocraties occidentales, l’ASL, incapable d’armer ses combattants, s’est peu à peu évaporée. Nombre de mes amis dans l’ASL ont déjà dû s’exiler avec leurs familles, en Turquie, au Liban ou en Europe.
L’ASL, dans un premier temps, a cédé la place à nombre de bandes qui rançonnent la population des territoires qu’elles contrôlent. Ce qui n’a rien de spécifique à la révolution syrienne : l’historien britannique Hobsbawm a montré que les révolutions ont toujours été l’occasion pour les marginaux de prendre leur revanche.
Mais, surtout, ces groupes de bandits se heurtent, tout comme l’ASL, à d’autres protagonistes : la révolution a reculé devant le jihad, une myriade de mouvements islamistes intégristes, d’obédiences diverses, d’abord autochtones, tel Jabhet al-Nosra, puis importés de tout le monde arabe, d’Afghanistan, de Tchétchénie ou encore d’Asie centrale, mais aussi d’Europe, des milliers de jeunes hommes originaires de l’immigration arabo-musulmane ou convertis à l’islam. Et ces mouvements semblent se réunir sous la bannière de l’État islamique d’Irak et du Levant (EIIL), centré sur le gouvernorat d’ar-Raqqa, aujourd’hui califat indépendant, et attaquent frontalement les positions encore aux mains de l’ASL.
Sur le terrain, le drapeau révolutionnaire aux trois étoiles est désormais presque absent. Mais, partout, la bannière noire arborant la devise « Il n’y a de Dieu que Dieu ». Et, partout, des galabiyas.
La question se pose, dès lors, concernant le futur des minorités (chiites, alaouites, druzes, Kurdes...) et principalement des chrétiens de Syrie qui, de plus en plus souvent victimes d’exactions, ont commencé à quitter le pays pour se réfugier notamment au Liban ou en Arménie.
« Nous ne faisons pas la révolution », m’a expliqué un des idéologues de Jabhet al-Nosra que j’ai rencontré près de Homs. « Nous nous battons pour Dieu et l’État islamique : la démocratie, c’est la même chose que la dictature de Bachar ; ce sont deux formes de gouvernements humains, emplis d’erreurs, et seul nous intéresse une forme de gouvernement voulue par Dieu. Le renversement de Bachar n’est qu’une étape sur notre route, qui nous mènera jusqu’en Espagne, al-Andalous, terre d’Islam que nous devons absolument reconquérir, avant de convertir l’Europe, où nos frères nous attendent déjà, et toute la planète. »
Du fait de la position stratégique de la Syrie, frontalière de la Turquie, d’un Irak instable, de la Jordanie, du Liban et d’Israël prêt à tout pour garantir sa sécurité, le risque de voir émerger pour la première fois dans l’histoire contemporaine un État jihadiste ne saurait être pris à la légère. De source diplomatique, les services secrets jordaniens et turcs ont identifié des cellules jihadistes dormantes qui, déjà, ont infiltré leur territoire, en se mêlant aux flots de réfugiés qui franchissent leurs frontières.
Quant à l’Europe, l’islamisme international, problématique actuellement d’ordre policier, pourrait donc très rapidement acquérir une dimension inédite et exiger, dans un avenir très proche, des solutions d’une tout autre ampleur, d’ordre militaire. Et le président états-unien Obama ne s’y est pas trompé, lorsqu’il a emprunté sans atermoiement la porte de sortie que lui ouvrait son homologue russe, suite à l’affaire des gaz dans la banlieue damascène ; il n’aura donc pas à intervenir en défaveur de Bachar qui, ainsi un tout petit peu réhabilité déjà, pourrait bien devenir le champion inavoué de l’Occident face à la menace islamiste.
C’est tout l’enjeu de ce conflit, souvent négligé par le grand public européen, car trop complexe à appréhender et dont le théâtre est mal connu des néophytes : c’est en Syrie que se joue le dernier acte d’une pièce à huis clos dont les conséquences, immanquablement, vont bouleverser nos habitudes de vie dans les mois et les années à venir.

Pierre PICCININ DA PRATA
Historien – politologue

* Avril-septembre 2013.
Souvent approchée comme un phénomène statique, sur le modèle tunisien, la révolution syrienne a cependant connu une évolution complexe. C’est pour cette raison que je me suis rendu sur le terrain syrien, depuis le début du conflit, pour en appréhender les transformations, et ce, parfois, au risque de n’en pas revenir.En mai 2012, ainsi, j’avais été arrêté par les services...

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