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Culture

« Le quatrième mur », des confessions de Sorj Chalandon

« Le quatrième mur » (Grasset) de Sorj Chalandon est sans aucun doute l’un des romans-phares du 20e Salon du livre francophone de Beyrouth. En lice pour le Choix de l’Orient/Liste Goncourt, il a pour scène le théâtre de la guerre au Liban.

Sorj Chalandon, un reporter de guerre passé en littérature.

Faut-il avoir été correspondant de guerre pour décrire la guerre du Liban avec autant de justesse? Sorj Chalandon est ce témoin impartial (en principe), possédant deux dons infaillibles (et peut-être plus): le sens de l’observation et celui de la formule qui cible. Un mot, un adjectif, un point. Et paf, plein dans le mille. En face, le cœur du lecteur embraye et démarre en trombe, l’estomac fait des nœuds coulissants. D’autant plus pour ceux qui ont connu les bombardements aveugles, les rafales de kalaches intermittentes, les combats entre un trottoir et celui d’en face, la folle traversée du ring ou du passage du Musée, les snipers en leurs tours, les haines entre les communautés et les partis, les barrages, les massacres et les re-massacres (en guise de représailles), les crimes et les re-crimes, les kidnappings, le siège de Beyrouth en 1982, son bombardement, Sabra et Chatila...
Humaniste Chalandon qui, trente ans après avoir vécu les affreuses années 80 au Liban, revient sur cet épisode funeste de notre histoire (celui de l’humanité) dans son Quatrième mur et sixième roman.
Parce que les correspondants de guerre, comme les soldats, ont souvent besoin d’exorciser leurs démons. Ils subliment alors les fêlures de leur âme, de leur conscience, dans des écrits ou des films. En faisant cela, ils brisent les murs (justement) du silence, ravivent les cellules mnémoniques comateuses ou trop endolories, tendent un miroir à un peuple taillé en mosaïque et ont l’air de lui dire: «Voyez où vous êtes allés, si loin en enfer. Avez-vous envie d’y retourner? Arrêtez de vous chamailler et unissez-vous bon sang.»
Avec une écriture acérée, affûtée, imagée, hachurée (comme les balles des snipers), Chalandon dresse donc là le portrait robot d’une guerre passée au rayon laser de ses propres rétines. Le résultat? Éprouvant. Perturbant. Profond. Génial.
Ce n’est ni la première fois ni la dernière qu’un livre raconte la guerre du Liban ou un de ses épisodes. Ce n’est pas non plus la première fois qu’un journaliste témoin d’horreur vide ses tripes sur papier. Mais Sorj Chaladon, son écriture sniper et son mur déguisé en passoire tellement il est criblé de mots, le fait d’une manière tellement intelligente que le récit n’en est que plus captivant.
Le journaliste s’est donc retrouvé dans le Beyrouth bombardé par les avions. « C’était incroyable, dégueulasse et immense.» Il fait partie de la poignée de journalistes ayant vu l’inimaginable à Sabra et Chatila, le lendemain des massacres.
Entre Sorj et Georges, le narrateur du roman, il y a plus qu’une similitude de consonnes et de voyelles. Avec un argument théâtral exploité avec finesse et non sans humour, Chalandon fait basculer son roman dans le récit, le témoignage. Mais Georges n’est pas journaliste. Il est metteur en scène. Amateur. Il a fait une promesse à son ami mourant: celui de donner une représentation d’Antigone à Beyrouth, avec des acteurs issus des différentes factions en guerre: Antigone est une Palestinienne sunnite et son oncle, le roi Créon, un chrétien
maronite. Hermon est druze.
Et les gardes sont chiites. Toute la complexité et toute l’ambiguïté de la pièce d’Anouilh sont là, celles de Chalandon aussi. Les différents comédiens acceptent de jouer car ils ont leur propre interprétation en fonction de leur personnage. L’acteur interprétant Créon est un chrétien, il se reconnaît dans ce personnage qui est le garant de l’ordre, tandis que la Palestinienne, interprétant Antigone, se reconnaît dans cette jeune fille rebelle acceptant la mort plutôt que de renier ses convictions, son honneur. Surtout, Sorj/Georges propose une utopie: est-il possible que, le temps d’une représentation théâtrale, Palestiniens, chrétiens, phalangistes, chiites et druzes s’accordent un moment de trêve?
Comme Antigone, ce roman ne se limite pas à une simple lecture. Il s’adresse aussi bien aux Libanais qu’aux Français ou aux Kazakhs, aux adultes, aux étudiants et aux élèves de terminale (bonne chose qu’il soit en lice pour le Choix de l’Orient/Liste Goncourt) qui y étudieront de façon croisée Antigone, Le quatrième mur, offrant une nouvelle interprétation du mythe.
Ils y creuseront et croiseront des thématiques aussi vastes que le théâtre, la guerre, l’amitié. Mais plus encore, ils seront invités à suivre le destin d’un homme qui va jusqu’au bout de son engagement, qui touchera l’enfer de ses doigts et ne parviendra pas à en
décoller.
Et Georges semble ne pas en être capable, lui non plus. Il est cette Antigone qui n’accepte pas l’existence telle qu’elle se présente...
Par le théâtre, Sorj Chalandon veut surtout mettre en scène la guerre. Quand il écrivait ses reportages, il mettait ses émotions de côté pour décrire le conflit libanais de façon clinique. Mais «le reportage de guerre et la guerre elle-même étaient en train de me dévorer», confiait-il récemment sur France 24. Et d’avouer son «truc de reporter»: «J’écrivais sur les pages de droite de mon carnet tout ce qui concernait le journal et le journalisme. Sur la page de gauche, j’écrivais ce que je ressentais et j’ai fait cela tout le temps, pendant toute ma carrière de journaliste. Je pense que mes romans sont un peu la somme de mes pages de gauche...»
Et c’est là que le quatrième mur, cet édifice fictif que l’acteur dresse face à son public pour s’en distancier, tombe, s’écroule. Mais combien d’autres (murs de la honte) auraient été érigés entre-temps?

*Sorj Chalandon participe à une table ronde à 18h à l’espace Agora, aujourd’hui samedi 2 novembre. Il signera son ouvrage à 19h au stand de la librairie el-Bourj.
Faut-il avoir été correspondant de guerre pour décrire la guerre du Liban avec autant de justesse? Sorj Chalandon est ce témoin impartial (en principe), possédant deux dons infaillibles (et peut-être plus): le sens de l’observation et celui de la formule qui cible. Un mot, un adjectif, un point. Et paf, plein dans le mille. En face, le cœur du lecteur embraye et démarre en trombe,...

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