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Nos Lecteurs ont la Parole

Peut-on encore sauvegarder l’hippodrome romain de Beyrouth ?

Naji KARAM
La récente découverte d’un nouveau tronçon appartenant à « l’hippodrome romain » de Beyrouth donne encore une fois raison à tous ceux qui appelaient à la sauvegarde de cet immense monument. En 1975 déjà, l’émir Maurice Chéhab écrivait au ministre de l’époque qu’il « serait nécessaire, lors de l’aménagement de cette zone (l’école al-Ahlia), de prendre en considération le fait de mettre en valeur et de restaurer l’hippodrome ». Au début de l’année 1983, l’émir Maurice revient à la charge et propose au ministre des Travaux publics de grouper tous les champs archéologiques en un seul en y incluant Wadi Abou Jmil où s’étend l’hippodrome déjà de très grande renommée. Depuis, tous les responsables, jusqu’en 2010, ont tenu à préserver ce monument.
L’année 2011, le nouveau ministre de la Culture sort un projet de « mitigation » qui propose d’en intégrer un seul élément, en l’occurrence une partie de la spina. Selon ce projet, la spina décorera le hall d’un immeuble moderne et perdra tout intérêt scientifique, historique ou touristique.
Nous nous permettons, sans grande illusion, de proposer quelques réflexions sur le sujet :
- L’élément essentiel de l’hippodrome est sans aucun doute la piste en terre battue, c’est-à-dire l’espace utilisé par les concurrents et leurs chevaux. Les autres éléments viennent s’ajouter, dans les grandes villes, pour plus de confort et de commodité pour les spectateurs. En d’autres termes, on peut concevoir un hippodrome sans gradins par exemple, mais jamais sans la piste en terre battue.
- L’hippodrome, dans l’Antiquité, est toujours conçu à ciel ouvert. Sa beauté architecturale réside forcément dans son immense perspective valorisée tout particulièrement par l’espace en plein air. Intégrer l’hippodrome, entièrement ou partiellement, sous un immeuble moderne casse la perspective du monument, le dénature complètement et le dépouille de ses principales caractéristiques esthétiques.
- Démanteler la spina et l’intégrer comme élément décoratif sous l’immeuble moderne, c’est l’isoler de son « corps », en l’occurrence la piste en terre battue et les gradins. Tous ces éléments constituent une entité à part entière et ne supportent pas la fragmentation et la dispersion.
- La Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites (Venise 1964) préconise que « le monument est inséparable de l’histoire dont il est le témoin et le milieu où il se situe. En conséquence, le déplacement de tout ou partie d’un monument ne peut être toléré que lorsque la sauvegarde du monument l’exige ou que des raisons d’un grand intérêt national ou international le justifient ». (article 7). Or, dans le cas de l’hippodrome, il est bien évident qu’aucun intérêt national ne justifie ni le déplacement ni le démantèlement, même partiel.
- L’article 15 de la même Charte de Venise stipule que « toutes les initiatives seront prises en vue de faciliter la compréhension du monument mis au jour sans jamais en dénaturer la signification ». Le projet d’intégration de l’hippodrome contredit donc cet article de la Charte de Venise, puisqu’il fragmente l’hippodrome et « intègre » une de ses parties, laisse une autre en plein air et fait disparaître une troisième qui n’est autre que l’élément essentiel du monument, à savoir la piste en terre battue.
- Lors de l’agrandissement de l’aéroport de Beyrouth dans les années 1960, la DGA, pour ne pas stopper les travaux d’intérêt national, a opté pour le démantèlement de la nécropole de Khaldé une fois fouillée scientifiquement par l’archéologue Roger Saydah. Après avoir exproprié les terrains et construit plusieurs kilomètres de l’autoroute du Sud, les travaux ont permis de découvrir les fameuses mosaïques de Khaldé. Il était donc impossible de procéder à de nouvelles expropriations et à la déviation de l’autoroute. Les responsables ont eu l’idée de construite un pont, de rehausser l’autoroute et de sauvegarder les mosaïques. La préservation des vestiges sous la cathédrale Saint-Georges des grecs-orthodoxes à Beyrouth constitue un exemple très réussi d’intégration. Quant à l’hippodrome de Beyrouth, il n’entre pas dans cette catégorie de monuments. Il est entièrement en plein air, et le bâtiment censé l’intégrer n’est pas encore commencé et appartient à un particulier.
- La seule partie de l’hippodrome qui serait éventuellement concernée par l’intégration dans une structure plus moderne est celle qui se trouverait sous la synagogue.
- On compte par plusieurs milliers les monuments archéologiques préservés dans le milieu urbain, sans qu’ils soient intégrés dans des structures modernes. Au Liban, le site de Tyr avec son célèbre hippodrome et la cité de Jbeil en sont les témoins les plus spectaculaires. Rappelons que l’émir Maurice Chéhab avait effectué à Tyr des fouilles horizontales pour devancer la poussée urbanistique de la ville et sauvegarder les vestiges archéologiques qui font aujourd’hui la fierté des Libanais.
L’hippodrome de Beyrouth, déjà classé par décision ministérielle, doit être sauvegardé in situ, sans fragmentation ni démantèlement partiels, tout en respectant sa perspective. Toute couverture moderne, de quelque nature qu’elle soit, ne peut que le dénaturer et le dénuder de tout intérêt.

Naji KARAM
Professeur d’archéologie phénicienne
Ancien chef du département d’art et d’archéologie (UL)
La récente découverte d’un nouveau tronçon appartenant à « l’hippodrome romain » de Beyrouth donne encore une fois raison à tous ceux qui appelaient à la sauvegarde de cet immense monument. En 1975 déjà, l’émir Maurice Chéhab écrivait au ministre de l’époque qu’il « serait nécessaire, lors de l’aménagement de cette zone (l’école al-Ahlia), de prendre en...

commentaires (3)

L'Unesco est donc l'autre "machin" ! Tous ces projets "colossaux" sont la preuve que le Libanais est désormais polythéiste...

Charles Fayad

11 h 42, le 05 août 2013

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Commentaires (3)

  • L'Unesco est donc l'autre "machin" ! Tous ces projets "colossaux" sont la preuve que le Libanais est désormais polythéiste...

    Charles Fayad

    11 h 42, le 05 août 2013

  • Que fait l'Unesco? ben l'Unesco ,elle est comme le ciel. Elle dit aux Libanais, aide toi et le ciel t'aidera.Y a assez de pognon pour construire des buildings faramineux, des "malls" à n'en plus finir, une atterrante reconstitution de souks...il doit bien en avoir un peu pour quelques monuments, non? Mais bon, faut pas rêver...le seul dieu qui ait vraiment une réelle puissance au Liban est le Dieu/Dollar...adieu donc, hippodrome.

    GEDEON Christian

    04 h 31, le 05 août 2013

  • Il n’est jamais trop tard pour sauvegarder un patrimoine qu’il soit l’hippodrome romain de Beyrouth, ou autre. Mille bravos M. le professeur Naji Karam pour cette analyse pertinente et le moins qu’on puisse dire de ce dossier sacrifié au seul débat politico-sécuritaire que les politiciens n’assument pas correctement leurs responsabilités. Je ne comprends pas ce (projet) de "mitigation où la spina décorera le hall d’un immeuble moderne et perdra tout intérêt scientifique, historique ou touristique". Le mélange des genres est un manque d’imagination…"le bâtiment censé l’intégrer n’est pas encore commencé et appartient à un particulier". On voit bien les intérêts financiers en jeu. Quel respect pour les cultures antérieures que les lieux de culte soient édifiés sur leurs vestiges (synagogue et cathédrale). Que n’aurait-on pas dit d’une mosquée sur les pyramides….Il n’y a pas très longtemps, dans une capitale européenne, lors de travaux dans une ruelle longeant le bâtiment de la Bourse, la découverte de quelques vestiges remontant à une ancienne culture (qui n’ont pas l’ampleur des vestiges de Beyrouth), était l’occasion de lancer des travaux pour les mettre en valeur… Au Liban l’histoire remonte souvent aux religions et à la guerre civile… Il faut se mobiliser sérieusement pour la sauvegarde des vestiges de Beyrouth ? Que fait l’Unesco ?

    Charles Fayad

    13 h 52, le 04 août 2013

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