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Jeunes méditerranéens - Maroc

Génération M6 : jeunesse désenchantée

Ils s’appellent Simo, Meriem ou Marwane. Ils se disent réalistes, se voient leaders dans leurs métiers d’ici dix ans. D’autres rêvent d’être parents. Mais derrière ces notes d’espoir, beaucoup de pessimisme apparaît dans leurs propos. Enquête auprès de dix jeunes citadins.

'Casanegra', Nourredine Lakhmari (2008)

«Un jour, toute ta vie peut basculer sens dessus dessous. Tu n’as aucun appui, aucune certitude sur l’avenir. Comment ne pas être pessimiste?» affirme Simo, 22 ans, étudiant en informatique. Le Maroc est un pays jeune, très jeune: selon le dernier recensement, 30% de la population a moins de 15 ans, 36 % moins de 18 ans et plus de la moitié (51%) moins de 25 ans. 10,4 millions de personnes, soit 31% de la population, ont entre 10 et 24 ans. Mais les jeunes des grandes villes ont peur d’affronter l’avenir et de se trouver dans une situation financière délicate. Et ils ont perdu toute confiance dans les dirigeants de ce pays…

 

La faillite du système éducatif

 

Dès leur plus jeune âge, ils sont confrontés à un système éducatif inadapté à leurs besoins. Amine, 22 ans, étudiant dans une école d’ingénieur à Fès, estime que ce système «se base sur la transmission des connaissances sans se soucier des compétences qu’on peut acquérir». Manque de pédagogie, de motivation du corps enseignant, un programme qui n’a pas changé «depuis nos grands-parents», absence d’activités parascolaires… Nos jeunes interviewés se plaignent. Wassim, 20 ans, étudiant à la faculté estime qu’«il faudrait changer le contenu des cours de philosophie et d’histoire». Pour Meriem, 20 ans, étudiante à l’école publique, «le problème n’émane pas du système en soi, mais de ses exécutants». Un bon professeur, selon elle, est dévoué à son métier et conscient d’avoir «une grande responsabilité dans la formation des générations futures mais ce n’est pas toujours le cas».

L’abandon scolaire est la conséquence directe de la faillite du système éducatif marocain. Selon le rapport de la Banque mondiale de 2009 sur l’éducation, sur 100 élèves inscrits en primaire, seuls 13 obtiennent le baccalauréat. Pire encore : en 2005-2006, selon les statistiques du ministère de l’Education, près d’un demi-million (462 358) élèves ont abandonné l’école (primaire, collège ou lycée) sans aucun diplôme. Avec les conséquences que l’on connaît : travail des mineurs, immigration clandestine, usage de drogues et délinquance. Marwane, 22 ans, étudiant en ingénierie, et Simo ne considèrent pas leurs études «comme un tremplin pour l’avenir». Là encore, les chiffres sont sans appel : le taux de chômage chez les jeunes de 15 à 24 ans tourne en moyenne autour de 16 % et atteint 31,7 % dans les villes. Selon le Haut-Commissariat au plan, le taux de chômage des titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur est de 23,7%, avec des pointes dans les grandes villes où la proportion des jeunes diplômés de l’université sans emploi est trois points au-dessus de la moyenne nationale. Le plus grave est la persistance du chômage de longue durée dans cette catégorie de demandeurs d’emploi : quatre diplômés du supérieur sur cinq sont au chômage depuis plus d’un an. Fin 2006, la population des chômeurs titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur était estimée à 252 000.

 

Mohamed, 19 ans, qui fait ses études dans une école privée, affirme: «Ce qu’on paie pour nos études, ce sera notre premier salaire».
Ce qui les rend dépendants de leurs familles, et beaucoup craignent de vivre «moins bien que [leurs parents], car la vie est de plus en plus chère». D’ailleurs, la majorité de nos interviewés vit en effet toujours chez ses parents. «Je vis chez mes parents parce que je n’ai pas les moyens d’habiter seule. De toutes façons, il n’est pas question que je vive ailleurs tant que je ne suis pas mariée», confie Samia, 22 ans, qui travaille dans un call center. Vivre sous le toit familial leur impose de respecter les règles de la famille. Si Samia dit avoir un dialogue avec ses parents, elle précise que «cela ne franchit pas la limite des tabous de notre société: la religion, le sexe et les drogues». Nos jeunes ne sont pas en rupture avec leurs familles, bien au contraire. Tous vouent un culte à leur mère, qui reste pour eux source d’affection, et les garçons sont nombreux, comme Simo, à souhaiter «combler un manque de communication» avec leurs pères, qu’ils rêveraient plus présent et plus ouvert. «Si j’ai de l’argent, j’aimerais bien envoyer mes parents au hajj», confie Amine. D’ailleurs, tous se voient reproduire le modèle familial : se marier et avoir des enfants est un but. «C’est le véritable passage à l’âge adulte, à cause des responsabilités», estime Mohammed. Et, sur ce sujet, ils sont pragmatiques, comme Hamza, 19 ans, étudiant en Bâtiments et Travaux publics : «Je cherche la bent ennass, la fille de bonne famille, qui pourra donner une bonne éducation à nos enfants». Mais ils n’y pensent pas maintenant.

 

 

Tous contre l’avortement, mais…

 

En attendant de passer ce cap, nos jeunes cherchent quelques espaces de liberté. Pour Mohcine, 21 ans, électricien le jour et étudiant dans une école d’ingénieur le soir, «on s’éloigne de notre famille pour nous construire une personnalité indépendante, parce que la famille ne peut pas t’apprendre tout». A commencer par les expériences amoureuses, voire sexuelles. «L’amour existe !», affirme Hamza. La plupart de nos jeunes sont romantiques et croient à l’amour éternel. Des relations sexuelles avant le mariage ? Les garçons sont pour, tandis que les filles ont des positions différentes selon leur niveau social et culturel. Pour Meriem, «c’est un épanouissement du corps et une expérience qui apporte beaucoup à la vie de couple». Ils cherchent à s’informer sur le sujet, soit par internet, soit en discutant avec leurs amis et leurs proches. Ils ne sont pas contre un cours d’éducation sexuelle, mais «pas en présence des garçons», nuance Samia. Par contre, ils ont une connaissance limitée des moyens de contraception, même s’ils sont conscients de leur importance. Quant à l’avortement, tous sont contre, mais «c’est un crime qui peut être nécessaire», soupire Meriem. Enfin, personne ne condamne le concubinage, mais personne non plus ne dit s’y projeter.

 

Pour d’autres, l’apprentissage de l’indépendance passe par l’expérience des drogues. Beaucoup en consomment : du haschish, de l’alcool, du tabac. En général, ils en ont une consommation maîtrisée, comme Marwane, qui dit fumer du shit et boire «pour se détendre et se libérer de la pression de la vie quotidienne», ou comme Wassim, «pour le fun». Ils sont conscients du danger que cela représente pour leur santé, et la majorité pense arrêter. «Llah i3fou 3liya (Que Dieu m’aide à arrêter)!», soupire Hicham, 20 ans, étudiant en journalisme, qui a fait sans résultat une cure de désintoxication pour tenter de se libérer de la cocaïne : «Je ne peux pas m’en passer. C’est pour m’évader de ce monde et de mes pensées». D’ailleurs, un Centre national de prévention et de recherche en toxicomanie (CNPRT) a vu le jour en 2000 à l’hôpital Arrazi de Salé. Ce centre reçoit des patients qui ont des addictions aux drogues dures, mais aussi pour le cannabis ou l’alcool.

Nos jeunes se disent modernes, mais, quand la question «êtes-vous moderne?» leur est posée, certains hésitent avant de répondre. Par contre, Amina, 24 ans, serveuse dans un café répond du tac au tac: «Ce n’est pas parce que je porte une djellaba que j’ai la mentalité de ma grand-mère!» Pour Meriem et Samia, la modernité, c’est «l’ouverture d’esprit et l’accès à l’information». Ils ont d’ailleurs tous un téléphone portable, «une nécessité», et, s’ils n’ont pas internet à la maison, vont au cyber pour surfer sur des sites de rencontre et des réseaux sociaux, comme Facebook ou Messenger. Mais la tradition reste importante pour eux. «C’est bien d’être moderne. Mais l’islam est plus important», tonne Rachid, 23 ans, chauffeur de taxi. D’ailleurs, la religion, ils n’aiment pas en général en débattre. Mais, entre leur désir d’être modernes et leur attachement aux traditions, il leur arrive d’avoir des comportements parfois contradictoires. Amine est pratiquant et fait sa prière, mais ne dédaigne pas un verre d’alcool. Pour lui, «c’est normal». Si certains plaident pour la légalisation du cannabis, «parce que ce serait bien pour l’économie du pays», estime Hicham, d’autres sont contre, «parce que c’est 7ram (interdit par l’islam)». Pourtant, nos jeunes interviewés ne sont pas extrémistes. «On est tous contre l’intégrisme, explique Marwane. «Ben Laden ne sait pas ce qu’est l’islam». Ils approuvent plutôt El Qaradaoui, «parce qu’il utilise la parole: c’est une arme plus forte», estime Hamza. Ils disent ne pas être racistes, ni envers les Noirs, ni envers les Juifs. Mais le hachak persiste, et certains, comme Rachid, ne font pas la différence entre Juifs et Israéliens. Par contre, ils sont quasiment tous homophobes, notamment pour des raisons religieuses: «La religion interdit strictement ce genre de choses», estime Simo. Ils manquent d’informations sur des notions fortement liées à la modernité, comme la mondialisation, qu’ils résument au téléphone et à internet. La laïcité? «C’est quoi?», demandent-ils, avant d’approuver, après explication. S’ils sont nombreux à considérer la réforme de la Moudawana et à regretter «que ça n’ait pas encore changé grand-chose», comme Meriem, aucun de nos interviewés ne sont au courant de celle du code de la nationalité qui permet aux Marocaines de transmettre leur nationalité à leurs enfants.

 

 

«S. M. le roi M6», star des jeunes…

 

«Je suis intéressé par la politique, parce qu’elle décide de l’avenir du pays, mais je ne vote pas parce qu’elle est toute corrompue», déclare Marwane. Mais force est de constater que rares sont les jeunes qui s’intéressent vraiment à la politique, et même ceux qui s’y intéressent un peu ne vont pas voter. En témoigne le faible taux de participation aux dernières législatives de septembre 2007 où pas plus de 37% des Marocains sont allés voter. L’enquête publiée par Daba 2007 a révélé que la majorité des Marocains n’ont aucune envie de s’engager dans un parti politique. Nos jeunes ont perdu toute confiance dans le système politique marocain. Certains affirment que «la politique mène en prison» et que «les murs ont des oreilles». Les partis politiques ? «Des pions inactifs qui ne s’intéressent qu’à leur propre intérêt et non à celui du peuple, et qui font des promesses en l’air», pour Samia. L’enquête «Attentes et représentations des jeunes pour une bonne gouvernance des affaires publiques», menée en 2007 par l’association Chouala pour l’éducation et la culture, montre que les jeunes sont sceptiques vis-à-vis des partis. 73% des enquêtés n’ont aucune sympathie pour un parti politique et 52,7% en ont une vision très négative. Le parlement ? «Un dortoir pour des hommes qui n’ont pas le temps de se reposer tellement ils ne pensent qu’à ramasser de l’argent», pour Simo, «les pions de sa Majesté», pour Amine. L’enquête de Chouala aboutit aux mêmes conclusions : En effet, l’évaluation du travail des parlementaires n’est satisfaisante que pour 19% d’entre eux. Leur personnalité politique préférée : «S. M. le roi M6 et feu son père Hassan II». La monarchie a en effet leurs faveurs : «C’est une bonne chose, sinon un grand désordre va régner, surtout que notre peuple est constitué de différentes tribus», estime Meriem. Même si, pour Hicham, «les amis du roi en profitent». Cette méfiance généralisée s’étend même aux syndicats et aux associations : la majorité les confond avec les partis et pensent, comme Marwane, que la société civile «est utilisée pour servir les politiciens ou faire de l’argent». En effet, une enquête menée par l’ex-Conseil National de la Jeunesse et de l'Avenir (CNJA) révèle que «4% à peine des jeunes adhèrent à une ou plusieurs associations» et que «les jeunes adhérents s'intéressent principalement aux associations à caractère récréatif». Certains néanmoins, comme Simo, s’y intéressent et aimeraient bien s’engager «pour une action d’intérêt général».
Malgré leurs difficultés, aucun de nos jeunes urbains n’envisage d’émigrer. «Partir pour les études, oui», affirme Mohamed. Mais non au 7rig (émigration clandestine) : «un suicide physique et moral», pour Hicham. «On veut voir un Maroc avancé comme l’Europe. C’est un beau pays, ce sont les dirigeants qui sont pourris», conclut Meriem. Si la jeunesse des années 80 et 90 rêvait de l’Europe comme d’un eldorado, la génération qui a grandi sous l’ère Mohammed VI se trouve confronté à une réalité difficile et un Occident qui a perdu de toute son attractivité…

 

 

«Un jour, toute ta vie peut basculer sens dessus dessous. Tu n’as aucun appui, aucune certitude sur l’avenir. Comment ne pas être pessimiste?» affirme Simo, 22 ans, étudiant en informatique. Le Maroc est un pays jeune, très jeune: selon le dernier recensement, 30% de la population a moins de 15 ans, 36 % moins de 18 ans et plus de la moitié...