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Spécial Beyrouth capitale mondiale du livre 2009

Les obsédés textuels de Beyrouth

Leurs écrits s'emparent de Beyrouth, à bras-le-corps. Eux, ce sont les obsédés textuels de Beyrouth, ces écrivains qui ont injecté leurs écrits à l'encre rouge de la passion pour une ville tantôt capitale culturelle et symbole d' « urbanité arabe spécifique », tantôt ville martyr en perpétuelle voie de destruction-reconstruction. Il ne s'agit pas de faire ici un panorama exhaustif de la littérature libanaise, mais de proposer quelques pistes de découvertes...
Beyrouth a été le théâtre de flâneries littéraires, de joutes verbales, d'intrigues, de sorties, de folies entre création, amour, désespoir et autres mythes urbains. Retour sur quelques épisodes inoubliables de la vie «intra litteraturos», sur les états d'âme d'obsédés textuels de Beyrouth. La ville de l'écrivain est l'effet d'une empreinte: ville-bonheur, ville-plaisir, ville-amours-secrètes, ville-fantasme, ville-souffrance, ville-exil, ville-suffocation, ville-tentacule, ville-guerre, ville-terrorisme, elle est aussi collectivement mémoire, histoire, civilisation, musée, pèlerinage, théâtre, opéra, poésie, langue... elle fait entendre l'écho d'anciennes présences et en suscite d'autres en un réseau infini.
Une pléthore d'auteurs libanais et étrangers ont parlé, parlent et vont parler de Beyrouth, en arabe, français, anglais ou autre. Ils en parlent avec passion, avec amour, mais aussi, parfois, avec haine ou dédain. Très présente dans leurs romans, la ville n'est plus un élément de décor fascinant. Elle devient un univers violent et cruel dans lequel vivent les personnages. C'est à travers eux qu'elle se met à exister en tant que miroir d'une société sur laquelle les écrivains portent un regard inquiet, parfois accusateur. Ils racontent le Beyrouth de l'avant-guerre, le Beyrouth de la guerre, et le Beyrouth de l'après-guerre. Ils expriment leurs sentiments contradictoires, leur attachement à Beyrouth, et invitent à découvrir, à travers leurs œuvres, les qualités et les travers d'une ville à laquelle on a associé tant de clichés...

Un bouillonnement sociopolitique
Parmi les plus anciens, un clin d'œil à l'œuvre de Salam el-Rassi (1911-2003). Observateur finaud, ce héraut de la littérature populaire libanaise a réalisé une œuvre à valeur patrimoniale incontestable. Ses récits, ses perles de sagesse typiquement beyrouthine en font un des écrivains les plus imbibés de la rue de la ville.
Dans un registre autrement plus sérieux et bien que sa carrière d'ambassadeur l'ait éloigné de longues années de sa ville, Toufic Youssef Aouad met en scène le bouillonnement sociopolitique de Beyrouth dans son Tawahin Bayrout (Dar el-Adab, 1972), un roman jalon dans la littérature libanaise puisqu'il a revêtu des aspects prémonitoires. Dans ses pérégrinations  diplomatiques, Aouad a sans doute bénéficié de la distance géographique qui lui a permis de voir, avec un meilleur discernement, que Beyrouth était comme «une casserole sur la braise »... La ville qui couvait sur un feu a fini par éclater. Inéluctablement. Cette ville incandescente a enflammé alors l'inspiration de nombreux auteurs. Les conflits, les déchirures sont presque toujours présents dans les textes des écrivains libanais contemporains, de façon directe et réaliste ou de manière symbolique. Mais là, c'était autre chose. Le conflit était trop énorme pour qu'ils l'occultent. Comment ont-ils donc réagi face à la guerre qui s'est abattue sur leur pays? Entre engagement militant et volonté de se situer au-delà des clivages politiques, chacun a tenté de trouver sa place et de faire entendre sa voix. Un des premiers romans décrivant, de l'intérieur, la guerre civile libanaise, devenu un classique de la littérature du Moyen-Orient, Sitt Marie-Rose, d'Etel Adnan (éd. des Femmes, 1978). Dans La Ville, source d'inspiration, Mona Amyuni souligne que Etel Adnan a bâti son roman en deux parties... «Dans le premier "Temps", l'héroïne est Beyrouth, personnifiée, provocante et lâche à la fois, défiant toute catégorisation; celle du second "Temps" est Maire-Rose, aussi provocante que sa ville...». L'on peut lire, page 76, cette magnifique phrase de Adnan qui résume à elle seule l'histoire de Beyrouth, mille fois détruite et mille et une fois reconstruite. «Marie-Rose leur fait peur. Ils ont tous les moyens du monde pour l'écraser en une seconde, lui faire subir tous les opprobres, la jeter en morceaux au milieu de la chaussée, et inscrire sa mort sur leurs bulletins de victoire. Mas ils ont su dès le premier moment qu'ils n'allaient vaincre ni son cœur ni son esprit.» Dans un style caractérisé par une grande pureté, Emily Nasrallah n'est pas très favorable envers Beyrouth. Elle concentre son œuvre sur les grands thèmes romantiques et joue sur le contraste entre le village associé à la pureté, a l'enfance et la ville synonyme de «déchéance» et de vice.

Beyrouth, une «putain»
Côté vice, Élias Khoury, lui, n'y va pas par quatre chemins. Dans La Petite Montagne (Al-Jabal as-Saghir, Dar el-Adab, 1977) page 204, il écrit: «Et cette ville, qu'est-ce que c'est? Une putain. Qui pourrait imaginer qu'une putain couche avec un millier d'hommes et continue à vivre? La ville reçoit un millier de bombes et n'en continue pas moins son existence.» Beyrouth, ici, n'est pas, n'est plus un décor. Elle est une actrice à part entière. Elle est blessée, meurtrie, brûlée et ressuscitée. De multiples narrateurs racontent l'histoire de cette mort et d'autres morts. Ils exorcisent les démons de la guerre, de l'horreur, des bombardements
aveugles, des francs-tireurs, des enlèvements, des abris... Le style est souvent répétitif. Composé de phrases courtes, saccadées. Comme la peur et l'angoisse qui étreignent nos écrivains appartenant à cette littérature de Beyrouth qui brûle. Aussi incontournable que Élias Khoury, Rachid el-Daif adopte, lui, un ton plus provocateur. Et une écriture plus dépouillée, plus dénudée. Pour mieux mettre en relief sans doute le contenu qui relève souvent du fantastique, à l'instar de Shéhérazade qui raconte des histoires pour sauvegarder sa vie.
Pour d'autres, l'acte d'écrire relève d'un règlement de compte avec les fantômes. Ainsi le cas de Hanane el-Cheikh, avec Poste restante, Beyrouth (Barid Bayrout, Dar el-Hilal, 1992). «J'étais, à cette époque, dans la peur de l'oubli, dira-t-elle plus tard. Je ne voulais pas que Beyrouth meure une deuxième fois, qu'elle soit chassée des mémoires. Et en même temps, je souhaitais corriger l'image qu'en donnaient les médias occidentaux, une image exclusivement centrée sur la violence et le terrorisme. C'est tout cela qui a produit ce texte profondément nostalgique, chargé d'émotions, de lamentations et... de musiques. C'était un portrait de Beyrouth, le Beyrouth d'avant et le Beyrouth brisé par la guerre.»

Je t'aime, je te quitte
À côté de ces romans qui décrivent la vie en temps de guerre, d'autres écrivains libanais parlent des problèmes que rencontrent tous ceux qui ont quitté leur pays déchiré. «Deux auteurs représentatifs de ces exilés, Georges Corm et Gérard D. Khoury, nous parlent dans leurs romans, entre autres, des problèmes de conscience qu'implique le fait d'avoir quitté le pays. Menant une vie aisée à l'étranger, le Liban ne les quitte jamais. Sentiments d'abandon et de
culpabilité côtoient la nostalgie du pays et les sensations de solitude et d'incompréhension dans un environnement qui ne sait pas ce que signifie vraiment une guerre» (La République des Lettres, dimanche 1er mai 1994).
Dans Lettre posthume, un texte émouvant, sobre et pudique, Dominique Eddé écrivait la douleur, celle de la perte et de l'impossible oubli. Le Liban était brisé. Des corps et des mémoires jonchaient les trottoirs. Écrite de l'intérieur et avec distance, cette lettre était avant tout un magnifique essai littéraire. Dix ans après, elle revient sur les mêmes blessures. Entre-temps, la guerre s'est aussi installée dans les cœurs et dans la langue. Eddé cite Samuel Beckett: «L'amour, c'est l'exil avec de temps en temps des cartes postales du pays», et nous dit que «l'exil est une mer démontée qui rencontre un mur à la place d'un rocher», puis, plus loin: «Mon pays est le plus petit le plus cassé le plus pourri et le moins pays de tous les pays du monde.» La romancière Hoda Barakat tisse une toile entre son pays déchiré et des êtres mutilés par la guerre. Elle a quitté le Liban - en 1989 - pour se réfugier à Paris, où l'écriture lui a permis, dit-elle, de se réinventer une patrie. «Mon pays était devenu une illusion», dit cette romancière qui évitait Beyrouth lorsqu'elle se trouvait en voyage au Liban. Dans Le laboureur des eaux (Harith al-Miyah, Dar an-Nahar, 1998), elle arpentait les ruines de Beyrouth, sa ville natale, pour y chercher les traces d'une mémoire rédemptrice, enfouie sous les décombres du présent.
Si les romans de Dominique Eddé et d'Andrée Chedid sont marqués par une grande nostalgie, tout autre est le dernier roman d'une troisième Libanaise écrivant en français: Vénus Khoury-Ghata qui a choisi le cynisme et l'absurde pour décrire les horreurs qu'a traversés son pays. Dans La Maîtresse du Notable, son dernier roman, paru en 1992 (aux éditions Seghers), l'auteure, qui vit également exilée à Paris, dessine en effet de son pays une image d'une dureté effrayante.

Cap 2000 à Beyrouth
Dostoïevski l'a bien exprimé: «Dire à quelqu'un: Je t'aime, c'est lui dire qu'il est toujours en vie.» C'est donc une déclaration d'amour à Beyrouth que font les écrivains de l'après-guerre.
«On mène deux vies distinctes à Beyrouth: il y a la vie tout court et il y a la vie au volant, avilissante.» C'est la première phrase de La route de Soi de Élie Karam dans Beyrouth XXIe siècle. Elle donne, en quelque sorte, le «la» de la nouvelle génération d'écrivains obsédés par Beyrouth, mais qui n'ont pas peur de la critiquer, de la disséquer dans ses moindres coins et recoins. Dans cette veine, l'on pourrait citer, en vrac, Jabbour Douaihy, Mohamed Abi Samra, Sahar Mandour, May Ghossoub. L'après-guerre comme sujet? Fou de Beyrouth (Balland, 1992), et Un soir à Beyrouth (éd. Thierry Magnier, 2007) de Sélim Nassib et L'Ombre d'une ville (Buchet-Chastel, 1994) d'Élie-Pierre Sabbag, constituent des promenades hautes en couleur. Elles éclairent de l'intérieur un conflit qui s'achève à peine et nous fait comprendre un peuple qui s'est senti abandonné.
Parmi les belles déclarations d'amour à Beyrouth, en anglais cette fois-ci, la fraîche et frivole Zena el-Khalil avec son
tonitruant Beirut I Love You (éditions Saqi, 2009).
Toujours dans la langue de Shakespeare, Rabih Alameddine, le magnifique conteur du Hakawati (Random House, 2009), avait entamé sa carrière d'écrivain avec un roman écrit à l'encre sympathique mais ironique, The Koolaids: The Art of War (Picador, 1999) dans lequel il fait référence à la guerre civile libanaise et à la vie réelle de plusieurs personnalités politiques. Un récit truculent qui présageait I the Divine (W. W. Norton & Company, 2002), où Alameddine a ressuscité son enfance à Ras Beyrouth et sur les bancs de son école, l'International College.
Mais la palme de l'amour transi reviendrait sans doute à Rabih Jaber, auteur d'un nouveau roman traduit chez Gallimard intitulé Berythus, une ville sous terre. Dans ce roman à l'écriture très originale, deux Beyrouth, celle d'en haut et celle d'en bas se côtoient et s'ignorent. Il s'y interroge notamment sur la nature de cette ville lentement découverte. Miroir fantasmé de Beyrouth ou hommage aux mondes perdus de Jules Verne ou Lewis Carroll? À 37 ans, Jaber, qui est également responsable du supplément littéraire du al-Hayat, compte déjà quinze romans à son actif. Dont Bayrout Madinat el-Aalam («Beyrouth, ville du monde», 2004), une immense fresque sociale et historique de la ville. Remontant avec ses personnages à plus d'un siècle et demi dans le passé de Beyrouth, le narrateur réinvente aussi les discussions animant son quartier commercial à propos du 11-Septembre et d'autres sujets d'actualité.
Tout le roman s'organise autour de l'histoire d'un homme, et donne à voir la ville s'édifier et grandir parallèlement à sa vie. Les deux faces de la ville, sa splendeur et sa misère, sont souvent mises en parallèle ou en opposition.
Il convient également de signaler la monumentale Histoire de Beyrouth (éd. Fayard 2003) de Samir Kassir, œuvre que beaucoup considèrent comme la meilleure monographie de la ville. L'auteur y a fait alterner les grands moments de la politique et les développements urbains avec des histoires d'individus et des épisodes glorieux de la vie sociale et mondaine. Le chapitre sur la rue Hamra dans les années 1970 est génial. Tout comme pour Kassir, mort sur l'autel de sa ville, Beyrouth, pour ses écrivains, est emblème de liberté, d'épanouissement autant que de violence. Elle les possède. Il l'adorent ou la haïssent. Impossible toutefois d'y rester indifférent. Impossible de ne pas en être obsédé. Textuellement.

Beyrouth a été le théâtre de flâneries littéraires, de joutes verbales, d'intrigues, de sorties, de folies entre création, amour, désespoir et autres mythes urbains. Retour sur quelques épisodes inoubliables de la vie «intra litteraturos», sur les états d'âme d'obsédés textuels de Beyrouth. La...