Rechercher
Rechercher

Dossier Europe - Interview

Jean-François Colosimo : « L’Occident a une dette envers les chrétiens d’Orient »

« Le dernier Romain d'Orient ». Ainsi se définit Jean-François Colosimo pour illustrer sa double appartenance, française et orthodoxe. « Cela veut dire se sentir l'héritier d'Athènes, de Rome, de Jérusalem, explique-t-il, avec une parcelle du monde syriaque et juif, et avec tout un intérêt pour ce que l'islam porte de dissidence, de contradictions, de créativité. C'est accepter ce que l'Orient a de meilleur, c'est-à-dire le mélange. »

Colosimo sait de quoi il parle. Éditeur, historien, essayiste, il est la voix de l'orthodoxie en France. Historien des religions, philosophe, théologien, producteur de documentaires, auteur de livres pertinents, comme Dieu est américain, L'Apocalypse russe, et son dernier-né, Le paradoxe persan (Fayard), Colosimo enseigne l'histoire de la philosophie et de la théologie byzantine à l'Institut Saint-Serge. Nommé chevalier de la Légion d'honneur par le président français Nicolas Sarkozy pour sa contribution à la connaissance de l'orthodoxie, il est considéré comme l'un des meilleurs spécialistes de la Russie orthodoxe, mais aussi de l'orthodoxie tout court. Et pas seulement...
Chroniqueur pour Le monde des religions, il est l'auteur de films documentaires, dont Washington, La frontière du protestantisme (Artline France 3, 2000) et, comme coauteur, a collaboré aux œuvres du cinéaste Olivier Mille, Les cités de Dieu (France 3) et Le silence des anges (Arte), Trois chrétiens face à l'histoire (France 2, 2005), et vient de sortir fort à propos un film documentaire sur l'Iran. Autant d'attributs qui l'ont fait qualifier d'intellectuel engagé, souvent invité des plateaux de télévision comme chroniqueur ou analyste.
Sur l'Orient, Colosimo a beaucoup à dire. « Certes, ça va mal dans cette partie du monde, il y a une humanité déchirée, mais cette humanité est encore extrêmement vivante, vibrante, touchante et, bien que tragique et parfois défigurée, elle a quelque chose à nous dire et à donner dont les hommes et femmes d'Occident ont soif. »
Le ton est donné. La fibre orientale de ce « Romain d'Orient » lui permet de mieux sentir et percevoir les enjeux culturels et les drames humains dont est tissée l'histoire des peuples, surtout dans cette partie du monde. C'est donc avec une sensibilité personnelle et une réflexion objective qu'il analyse les raisons de l'intérêt subit de l'Occident pour les chrétiens d'Orient et la floraison de livres à leur sujet.

L'ambivalence de l'Occident
Colosimo dénonce d'emblée « une attitude ambivalente de l'Occident à l'égard des chrétiens d'Orient ». « L'Occident a une dette envers ses sources orientales, précise-t-il, mais il y a longtemps eu une négation de cet Orient chrétien. Il n'y a qu'à voir les récits des voyageurs à partir du Moyen-Âge jusqu'au XXe siècle, où le clerc oriental est décrit comme une sorte de satrape barbu, décadent, ignorant de ses propres sources. Et à côté de cela, il y a eu aussi une instrumentalisation du chrétien d'Orient, qui devient le petit frère perdu dans le monde musulman - ce monde que l'Occident considère comme antagonique - et qu'il faut aller sauver. Ce syndrome de la croisade se réveille aujourd'hui, bien que la description que donne du monde Samuel Huntington (le choc des civilisations) est assez fausse (il désigne de grands blocs religieux qui s'affronteraient sur fond culturel). »
 Q- Cela a l'air de se réaliser pourtant...
R- « Mais il n'a pas vu que le choc des civilisations n'empêche pas l'implosion des cultures, que le monde musulman est lui-même fracturé entre sunnites et chiites, et que cette fracture-là peut être aussi importante que la fracture entre Occident et islam. En fait, on ne peut plus parler de chrétienté puisque l'Occident a un héritage chrétien mais sécularisé, et qu'en plus, il y a au moins deux Occidents, les États-Unis et l'Europe, qui ne se ressemblent guère. Donc on est face à un schéma plus complexe que ne le laisse supposer un schéma de confrontation.
Sans oublier les flux migratoires qui font qu'en Europe comme aux USA, la question d'une présence musulmane organique se pose désormais de manière forte. La présence musulmane fait qu'on va chercher le même que soi ailleurs et qu'on essaie de créer une sorte d'équivalence entre les musulmans présents en Occident et les chrétiens présents en Orient. Cette équivalence est fausse parce que les musulmans présents en Occident viennent à peine d'arriver alors que les chrétiens qui sont en Orient ont précédé l'islam. Qui plus est, ils ont été mêlés en Orient à la naissance et la renaissance de la culture arabe, ont été souvent intimement liés aux combats politiques du XXe siècle... On ne peut pas dire que leur statut soit le même que celui des musulmans immigrés souvent sous pression économique.
Si cette équivalence est fausse, elle est néanmoins utile idéologiquement à ceux qui pensent en termes de l'uniformisation du monde actuel, où on a un islam de plus en plus réduit à une forme fondamentaliste et un christianisme de plus en plus réduit à une forme sécularisée.
Les chrétiens d'Orient apportent une mémoire plus longue et une diversité qui ne joue pas seulement par rapport à l'islam, mais par rapport au christianisme occidental : rappel des sources, mais aussi témoignage d'un autre ethos de la vie de l'Évangile et de l'Église. Ils témoignent justement du fait que le christianisme n'est pas un phénomène occidental. Or, vouloir les enrôler d'un coup sous la bannière occidentale, c'est répéter l'erreur médiévale des croisades et exposer les chrétiens d'Orient à être stigmatisés comme les alliés, voire les agents et collaborateurs d'une puissance antagoniste. C'est ce qui se passe en Irak. L'action des pasteurs évangéliques qui se sont embarqués avec l'armée américaine et qui se livrent à des actions prosélytes a eu pour seul résultat certain la "ghettoïsation", voire la persécution de la communauté chaldéenne, qui se voit désignée comme proaméricaine. »

Q- Les chrétiens d'Orient ne sont-ils pas aussi perçus comme porteurs d'une expérience de coexistence avec l'islam, de pont entre Orient et Occident ?
R- « Ce qui me frappe, c'est que cette théorie triomphe au moment où elle est devenue totalement non opératoire, et ce pour deux raisons : d'abord, la convivialité de laquelle pourraient témoigner les chrétiens d'Orient, particulièrement à l'égard du monde musulman, suppose un monde musulman traditionnel. Or le monde musulman est lui-même en complète mutation, il subit une forme de "désacculturation" extrêmement rapide pour des raisons économiques, politiques, et autres... L'islamisme n'est pas l'islam du XIXe siècle. Cet islamisme, qui est une forme de politisation de l'islam, correspond plus à des critères politiques que religieux. Il y a donc un phénomène d'uniformisation d'un certain islam, qui est celui des Frères musulmans et d'autres, qui ne recherchent pas de pont. »

Q- Il y a donc une forme d'unification de l'islam dans le sens d'un durcissement...
R- « Je dirais qu'il y a une réinvention de l'islam sous la forme de l'islamisme, qui n'est propice ni à l'islam traditionnel ni au rôle traditionnel des chrétiens d'Orient. Elle est une grosse tendance dans le monde qui s'unifie parce qu'il s'appauvrit à tous points de vue, économique, politique, philosophique, au même moment où il explose démographiquement. C'est l'ensemble de ces facteurs qui fait que ce rôle de pont est difficile à tenir.
La 2e chose, c'est qu'il y a aussi un durcissement des blocs et des identités. Or, l'identité du chrétien d'Orient est très singulière du point de vue de son essence, mais très hybride du point de vue de la culture, comme toute culture minoritaire, c'est-à-dire une culture de l'échange, du commerce au sens fort du terme, du transfert, du dialogue, voire du compromis, qui n'est pas inutile dans des situations de violence.
Donc si le monde se ferme en grands blocs antagoniques, les gens qui sont au milieu, les gens de l'intermédiaire, qui pourraient être des médiateurs, risquent d'être écrasés quand il y a confrontation. Les chrétiens d'Orient ont certainement cette vocation de médiateurs, mais ils ont très peu d'espace pour l'exercer car l'espace entre les deux blocs se réduit. Eux qui ont survécu aux chocs impériaux, aux invasions, aux bouleversements politiques sont aujourd'hui beaucoup plus menacés par l'exode, par la confrontation identitaire à laquelle pousse la mondialisation avec un appauvrissement des identités. Eux qui ont une identité complexe, ils sont forcément déportés vers l'Occident. »

Q- Huntington aurait donc vu juste avec le choc des civilisations...
R- « Non, je ne le crois pas, car les guerres intérieures aux grands blocs sont aussi importantes que les guerres supposées entre blocs. La guerre entre blocs est neutralisée par le caractère catastrophique qu'elle revêtirait. En revanche, l'affaire entre sunnites et chiites part dès 1979, quand les premiers pèlerins chiites sont massacrés à La Mecque, c'est-à-dire au moment de la révolution islamique en Iran. Et depuis, cela n'a pas cessé... »

Q- Que peut l'Occident pour les chrétiens d'Orient aujourd'hui ?
R- « Si le sort des chrétiens d'Orient, c'est, d'un côté, la dhimmitude sous l'islam, mais d'un autre, une espèce de colonie avancée de l'Occident en Orient, dans les deux cas c'est une servitude, un fait inacceptable par rapport à la richesse de leur héritage. On ne peut pas assumer le destin des chrétiens d'Orient à leur place, c'est à eux de l'assumer.
On peut faire pression de manière à ce que l'État de droit, la liberté de conscience, l'égalité soit respectés... Tant qu'on n'aura pas stabilisé ces pays, résolu le problème du fondamentalisme, voire du terrorisme, les problèmes politiques, économiques, l'organisation de la société civile, il n'y aura pas de solution propre à la question grave, importante, vitale des chrétiens d'Orient.
La région a besoin d'un règlement global, c'est alors que la question des chrétiens d'Orient peut recevoir une réponse légitime. Mais cela n'empêche pas une attention particulière à ces chrétiens. C'est une minorité urbaine qui a consacré beaucoup à l'éducation de ses enfants et qui, en tant que telle, est un marqueur de progrès et d'émancipation. Elle se retrouve souvent stigmatisée, porteuse de tous les maux, cause de tous les problèmes...
En même temps, cette minorité, comme les protestants en France, aura été un puissant aiguillon d'une libération du politique par rapport au religieux ou au monolithisme. Vecteur d'une certaine modernité et d'un appel à la liberté. C'est pour cela qu'il faut que les chrétiens d'Orient soient là où ils sont ; ils ne sont pas seulement porteurs de leur propre destin, mais aussi de celui de la région. »

Q- Où se situent les orthodoxes arabes dans la crise que connaissent les chrétiens d'Orient ?
R- « Le patriarcat d'Antioche, avec Sa Béatitude Ignace Hazim et Mgr Georges Khodr au Mont-Liban, a été un acteur majeur du renouveau orthodoxe au XXe siècle, en s'enracinant dans une grande tradition théologique, en profitant du dynamisme des mouvements de jeunesse, en favorisant un véritable dialogue avec l'islam, en s'engageant aussi dans la cause arabe et surtout en essayant de déconfessionnaliser l'appartenance. Il y a certainement eu des orthodoxes qui se sont distribués durant la guerre civile au Liban suivant leurs inclinations propres, mais la communauté orthodoxe a été la seule à ne pas avoir officiellement une milice en propre. C'est un témoignage d'unité nationale, de républicanisme auquel tenait Mgr Georges Khodr. C'était vital.
Ce qui nous amène au 2e point, celui de l'éducation. Les chrétiens d'Orient ont vocation à créer des élites, mais des élites qui sont au service des autres : musulmans et druzes... Servir la culture, c'est servir le Christ, au sens vraiment patristique, au sens de Maxime le Confesseur. Le Christ est le logos, et dans le logos, il y a toute cette dimension de culture, de raison. Une nouvelle société arabe pourra s'édifier sur la raison commune. Il y a tout un islam qui est ouvert à cela, et non pas sur des arguments d'autorité, de révélation ou sur des idéologies. Donc réintroduire la notion de service libre et gratuit de la culture, dont manque le monde arabe aujourd'hui, c'est accomplir un véritable témoignage évangélique.
Quant au monde arabo-musulman, il a certainement raison d'accuser les circonstances et les pressions, mais l'heure est venue pour lui de l'autocritique et d'une ouverture à la grande culture universelle, de laquelle il a participé et dont il a été un acteur. »

Q- Dans ce cas, quel est le rôle du dialogue islamo-chrétien ? On serait tenté de penser, dans le pessimisme ambiant, qu'il n'a pas d'avenir, pas d'horizon...
R- « Les chrétiens d'Orient ont participé à l'édification de la civilisation arabo-musulmane, ils en sont une part incessible. Le dialogue qu'il peut y avoir entre le chrétien d'Orient et le musulman d'Orient est un dialogue nécessaire, crucial, parce que c'est là où se joue la convivialité, et ce sont eux les marqueurs, l'étalon d'une possible rencontre entre l'Occident et l'islam, et particulièrement en Occident, et il est du rôle de la société politique occidentale, dans un respect têtu, comme le disait Olivier Clément, de demander aux musulmans, qui sont devenus ou deviennent des Européens, de devenir à leur tour, par rapport aux musulmans d'Orient, les témoins des libertés qu'ils ont trouvées ici, mais aussi des nécessaires évolutions auxquelles ils ont été convoqués au sein d'un espace social ouvert et libre. C'est là l'importance du dialogue islamo-chrétien en Occident.
Ce sont les musulmans d'Occident désormais qui doivent devenir les meilleurs soutiens des chrétiens d'Orient, pas parce qu'il y a une équivalence, mais parce que le bien commun universel ne peut pas être divisé mais partagé. Les musulmans doivent devenir des vecteurs de modernité pour le monde musulman, comme l'ont été les chrétiens d'Orient.
L'émergence d'un islam de France peut être d'une incidence très grande pour l'ensemble du monde arabo-musulman, qui est le monde musulman le plus proche et le plus lié à l'histoire de France, et qui est cette autre face de la Méditerranée, dont le président Sarkozy se préoccupe beaucoup à travers l'Union pour la Méditerranée. L'UPM, ce n'est pas que les routes maritimes, c'est aussi les routes culturelles. Il faut restaurer la communication entre des mondes qui, aujourd'hui, sont devenus trop étrangers. »

Q- Pourquoi avoir fait un documentaire sur l'Iran ?
R- « L'Iran est un pays laboratoire, un pays carrefour. C'est le seul des grands empires de la Bible (Égypte, Babylone, Perse) qui s'est islamisé sans s'être arabisé, la principale fête religieuse de l'Iran est une fête zoroastrienne (Norouz). Et je pense que l'une des clés du grand règlement du Proche-Orient se tient en Iran en raison de ce que j'appelle dans mon livre "le paradoxe persan" : l'Iran est une sorte de prisme souvent contradictoire, parfois convulsif, mais où se joue une partie de la destinée du monde musulman. »

Q- Ce qui se passe en Iran va-t-il déterminer ce qui se passera dans le monde arabe ?
R- « Dans la République islamique, la volonté divine et la volonté populaire devaient coïncider. Aujourd'hui, le fait que le guide suprême soit descendu dans l'arène et se soit déclaré partisan a rompu cette idée. Le guide avait une vertu d'arbitrage théorique ; or là, cela devient réellement un régime autoritaire. La société iranienne est devenue en décrochage par rapport au pouvoir. Et quand la société iranienne est en décrochage (sous le chah, cela a mis vingt ans), elle produit une forme de créativité, d'inventivité politique où les grandes notions chiites de martyre, de résistance, d'engagement populaire et d'attente d'une histoire ouverte jouent un très grand rôle. »
« Le dernier Romain d'Orient ». Ainsi se définit Jean-François Colosimo pour illustrer sa double appartenance, française et orthodoxe. « Cela veut dire se sentir l'héritier d'Athènes, de Rome, de Jérusalem, explique-t-il, avec une parcelle du monde syriaque et juif, et avec tout un intérêt pour ce que l'islam...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut