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Idées - Verdict du TSL

Une lueur qui s’éteint

Une lueur qui s’éteint

Une manifestation à Beyrouth en hommage au journaliste Samir Kassir, en 2005, année de son assassinat. Archives AFP

Ce jeudi 18 août, au matin du verdict du Tribunal spécial pour le Liban, j’ai des papillons dans le ventre, légère et enthousiasmée par le champ des possibles qui peut advenir. Moi, la fille naïve d’un autre assassiné, supprimé juste après Hariri, élu pour être tué, deuxième de la liste d’une longue série d’attentats politiques…

La mort de mon père n’a jamais été élucidée. Cela fait quinze ans que ne me parviennent que des bribes d’informations, pas toujours claires, sur la manière dont les juridictions libanaise et française ont mené leurs enquêtes, restées depuis dans l’impasse. Mais j’ai au moins compris qu’il fallait attendre. Attendre notamment que le TSL établisse, ou non, un lien direct entre cet assassinat et la vague de ceux dont il a été saisi. Alors oui, je pensais que peut-être… je n’y croyais pas vraiment mais, au fond, je l’avoue, j’espérais qu’un jour… une nouvelle surgirait de l’épais brouillard provoqué par l’inconsistance de l’État libanais et enverrait tout balader… Et pourquoi pas de la part d’un tribunal à l’autre bout du monde ?

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On dit que je suis naïve, et je le suis. Depuis 15 ans, cette naïveté a été une échappatoire, et mon déni un bouclier, en attendant que justice soit rendue. Depuis 15 ans, je restais persuadée qu’ils n’avaient pas pu tout à fait tuer mon père, la poésie américaine m’incitant à croire qu’« il faut plus qu’un revolver pour tuer un homme ». Pendant que je méditais, j’attendais que des gens sérieux fassent leur travail. Mais aujourd’hui, je me prends en pleine figure cette nouvelle venue de La Haye, où siège par ailleurs la plus haute juridiction pénale du monde. Je commence à grandir. Ce matin, j’étais une gamine, je croyais que ce tribunal m’annoncerait un vent de changement, mais cet après-midi, j’ai une poussée de cheveux blancs. C’est ça la justice ? Un petit homme qu’on pointe du doigt ? Il faut un coupable, et le coupable c’est lui, Salim Ayache. Dans ma tête, ça fulmine d’insultes et de colère. Un simple petit nom, pas un régime, ni un parti, ni une organisation. On ne pointera pas du doigt les gros, juste les petits. Les autres, les gros, sont innocents. Ils peuvent continuer à se laver les mains dans le sang.

On me fait comprendre que c’était le pacte initial pour qu’il puisse y avoir procès, trouver ce petit homme. On raconte que sinon, il y aurait eu veto, que l’enquête n’aurait pas eu lieu… Qu’il fallait accuser des noms, seulement des individus. Badreddine par exemple, le cerveau présumé de l’attentat. Dommage qu’il soit mort. D’une mort pas naturelle du tout, et dont on sent bien qu’elle aura profité à ses chefs. Des chefs tout aussi sanguinaires, qui savent mieux que personne qu’on ne peut pas faire parler les morts.

Je ne renoncerai pas à le répéter : ce sont les régimes libanais et syrien qui sont les assassins de mon père. Ce sont eux qui le poursuivaient à la vue de tous, depuis des années, qui le menaçaient jusque dans nos oreilles d’enfants. Ce sont eux les assassins de centaines de milliers d’autres hommes et de femmes, connus ou méconnus, et ce n’est pas seulement ce petit homme qui est seul coupable du meurtre d’un ancien Premier ministre et d’une vingtaine de malchanceux qui passaient à proximité ce jour-là. Ce sont ces régimes qu’il est nécessaire de changer car les petits hommes seront toujours remplaçables. Ce sont ces régimes qui nous oppriment, qui nous emprisonnent, qui nous empêchent de circuler d’un quartier à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un rêve à l’autre. Ce sont ces régimes qui font exploser nos maisons, nos biens, nos arbres et nos visages. Et désormais par ce verdict, la justice internationale est devenue leur complice.

Dans mon pays, c’est connu, la justice n’est pas juste. Elle efface les preuves, comme la mer efface nos traces sur le sable. Les assassinats politiques sont des secrets de polichinelle. Seule la justice internationale pouvait briser l’omerta. Aujourd’hui mon père – qui était au moins aussi drôle et talentueux que cette justice est froide et sotte – a rejoint ces morts pour rien. Ce jugement les tue une seconde fois. Pourtant les indices, les raisons, les preuves sont partout. Ça saute aux yeux, comme des confidences qu’on chuchote à l’oreille. On sait qui, on sait quoi, on sait comment, tout Beyrouth rumine leurs noms et chuchote leurs secrets. La rumeur est assourdissante. Les têtes de nos assassins sont affichées partout et sur toutes les listes électorales. En plus d’être aveugle, cette justice est sourde. En plus de manquer de courage, elle a pris beaucoup trop de temps et d’argent pour bâcler cette affaire : Hariri, Haoui et le reste, c’est fait ! Affaire classée! Au suivant ! Et maintenant ? Dans ce contexte renouvelé d’impunité, seul vecteur solide de l’histoire fantomatique des Libanais, sur qui compter à présent ?

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Sur qui compter pour faire la lumière sur les explosions du 4 août ? Sur cette même justice internationale, réclamée à cor et à cri par de nombreux Libanais et rejetée par le pouvoir ? Ou sur ce juge d’instruction qui siège dans un tribunal militaire, lui aussi très sérieux ? Qui va être désigné coupable cette fois-ci ? Un autre petit homme ?

Mon père aimait cette date du 4 août parce qu’un peu plus de deux siècles avant ma naissance, dans le pays où j’ai vécu quelques années, on avait proclamé l’abolition des privilèges. Au Liban, ce sont désormais d’autres privilèges qui ont fondé notre grande colère à l’égard de l’ensemble de la classe politique libanaise. Ensemble, ou à tour de rôle, ses membres sont tous responsables d’une gestion désastreuse des catastrophes de plus en plus dramatiques que nous vivons. À partir d’octobre 2019, nous étions pourtant descendus, nuit après nuit, pendant quatre mois d’effervescence, pour donner vie à nos propositions de changement, dire oui à nos rêves de peu de choses.

Depuis ce 4 août, nous savons maintenant que nous sommes un vaste corps. Pessimistes de la raison et optimistes de l’action, nous nous sommes tous reconnus. Nous sommes des alliés couverts de cicatrices, et nos voix blessées empêcheront ces juges de dormir sur leurs deux oreilles. Cette justice internationale qui semblait si réelle, si concrète, représentait une faible lueur d’espoir dans notre monde de meurtriers pourris. Cette lueur est désormais éteinte. Mais il est dangereux de renvoyer ainsi tout un peuple au désespoir.

Par Liana KASSIR
Réalisatrice et chargée de programmes à l’ONG Nadi Lekol Nas.

Ce jeudi 18 août, au matin du verdict du Tribunal spécial pour le Liban, j’ai des papillons dans le ventre, légère et enthousiasmée par le champ des possibles qui peut advenir. Moi, la fille naïve d’un autre assassiné, supprimé juste après Hariri, élu pour être tué, deuxième de la liste d’une longue série d’attentats politiques… La mort de mon père n’a jamais été...

commentaires (4)

Mademoiselle vous clamez votre indignation et votre revolte devant ces individus brutales sans ames qui ne savent que comploter pour tuer et etouffer les voix des justes...toute ma sympathie pour votre perte

Houri Ziad

11 h 10, le 23 août 2020

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Commentaires (4)

  • Mademoiselle vous clamez votre indignation et votre revolte devant ces individus brutales sans ames qui ne savent que comploter pour tuer et etouffer les voix des justes...toute ma sympathie pour votre perte

    Houri Ziad

    11 h 10, le 23 août 2020

  • POINT DE LUEUR DU TSL. LES LIBANAIS SAVENT DES LE DEBUT. ILS ONT MENAGE LES SYRIENS ET LES HEZBOLLAHI S POUR GARDER LES PORTES OUVERTES AVEC LA SYRIE ET L,IRAN POUR DES MARCHANDAGES POLITIQUES.

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 55, le 23 août 2020

  • HOMMAGE à un très grand libanais;J.P

    Petmezakis Jacqueline

    00 h 57, le 23 août 2020

  • Magnifique cris de désespoir et de colère. Courage mademoiselle, la roue tourne et tournera. Sachez que nous sommes très nombreux à partager votre peine et à espérer des lendemains éclairés.

    Bachir Karim

    18 h 09, le 22 août 2020

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