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Moyen Orient et Monde - Commentaire

La solitude de l’homme qui voulait être sultan

Le président turc Recep Tayyip Erdogan lors d’une allocution hier à Ankara. Yasin Bulbul/Presidential Palace/Handout/Reuters

Il est loin le temps où la Turquie s'enorgueillissait d'avoir « zéro problème avec (s)es voisins », une expression datant de décembre 2011 qu'il vaut mieux ne pas rappeler ces jours-ci à Ankara. Son auteur? Ahmet Davutoglu, alors ministre des Affaires étrangères, dont les services étaient tenus de souligner qu'il convenait d'en chercher l'origine dans le slogan lancé par Atatürk le 20 avril 1931 et devenu depuis la devise nationale: « Yurtta sulh, cihanda sulh » (Paix dans le pays, paix dans le monde).

Aujourd'hui, Recep Tayyip Erdogan pourrait faire sienne la peu élégante mais combien éloquente formule de Jacques Chirac: « Les emmerdes, ça vole toujours en escadrille. » Comme si la question kurde ne suffisait pas, s'y ajoutent désormais le casse-tête syrien et son corollaire représenté par l'irruption sur la scène locale des rescapés daechistes de la folle équipée sur les rives du Barada, les remous religieux attisés par les bouleversements des cinq dernières décennies dans le paysage interne, l'inattendu pronunciamiento des 15-16 juillet derniers, les foucades d'un homme qui rêve de ressusciter la gloire passée de l'empire, le problème kurde... Autant de causes qui font de l'actuel président un homme puissant peut-être mais seul certainement.

Après l'échec du mouvement lancé par un quarteron d'officiers, les purges à tous les niveaux se sont accélérées pour atteindre un rythme jusqu'alors inégalé. Outre l'armée, sont touchés le corps judiciaire, les universités, des associations soupçonnées d'abriter des comploteurs, l'ensemble de l'administration et même la presse. Au total, on compte plus de 41 000 arrestations et 100 000 limogeages ou emprisonnements. Les États-Unis ont été requis de contribuer à cette gigantesque mise au pas en livrant le prédicateur septuagénaire installé en Pennsylvanie, soupçonné d'être l'inspirateur de presque tous les mouvements séditieux de ces dernières années. Le résultat de cette chasse à l'homme, on le voit dans le profond malaise et la réelle inquiétude qui ont gagné petit à petit toutes les couches de la population. Le Parlement européen a réagi dès le 24 novembre et décidé de geler les pourparlers avec Ankara, évoquant principalement les entorses aux droits de l'homme.

 

(Lire aussi : Le renforcement des pouvoirs présidentiels débattu au Parlement turc)

 

En Syrie, la Turquie est le seul État – si l'on ne tient pas compte de l'armée du régime – à avoir des troupes au sol, ces « boots on the ground » dont Barack Obama n'a jamais voulu entendre parler. Inquiétant quand on sait que la frontière est longue de quelque 800 kilomètres, poreuse en plusieurs points, en dépit ou à cause de l'opération « Bouclier de l'Euphrate » déclenchée le 24 août 2016, et que des combattants de tout bord venus des quatre coins du monde l'empruntent sans être inquiétés. L'auteur de l'attaque de la Saint-Sylvestre est un Ouïghour venu de son Turkestan oriental (le Xinjiang) natal. Plus inquiétant, installé à Konya depuis des mois avec femme et enfants, il avait, le 15 décembre, pris l'autobus pour Istanbul où, deux semaines plus tard, il abattait 39 noctambules et faisait 65 blessés avant de se perdre dans la nature.
À mots couverts, certains n'hésitent pas à rappeler que quarante-huit heures avant la tuerie, le département des Affaires religieuses avait fait distribuer le texte du sermon à prononcer dans les mosquées lors de la prière du vendredi, dans lequel les célébrations du Nouvel An étaient qualifiées d'« illégitimes ».

Dire en outre que l'économie se ressent des incertitudes quant aux lendemains serait un truisme. La vérité est qu'elle part en biberine. Si, quatorze années durant, les capitaux ont afflué au rythme annuel de 38 milliards de dollars, les investissements directs ont baissé, eux, de 68 pour cent durant les sept premiers mois de 2016 par rapport à l'année précédente. Face au dollar, la monnaie nationale a perdu plus des deux tiers de sa valeur. En 2015, l'accroissement du PIB représentait 6 pour cent; le chiffre négatif est de 1,8 pour cent s'agissant du troisième trimestre de l'an dernier. Ce qui a changé – pour le meilleur ? Pour le pire ?...–, ce sont aussi les principales caractéristiques de la nation. Soner Cagaptay*, chercheur au Washington Institute for Near East Policy, rappelle qu'à la veille des réformes initiées par Mustafa Kemal, la Turquie était urbaine et éduquée à 10 pour cent seulement. De nos jours, l'urbanisation représente 80 pour cent de la population et la Turquie est presque à 100 pour cent éduquée. Pour ce qui est du tourisme, on ignore encore les chiffres de l'année écoulée, mais il est hautement improbable qu'ils atteignent les 42 millions de visiteurs étrangers de 2015.
Dans un livre paru en 2009**, Lesley Hazleton rapporte un bien instructif échange intervenu entre Mouawiya et l'un de ses généraux qu'il interrogeait sur sa rouerie et qui répond: « Je me suis toujours arrangé pour me sortir d'une situation inextricable. » Et le tout-puissant gouverneur d'un territoire comptant ce qui constitue de nos jours la Turquie, le Liban, la Syrie, la Jordanie et la Palestine de répondre : « Je me suis toujours arrangé pour ne pas me trouver dans une situation inextricable. »
Erdogan a-t-il lu les faits et gestes de Mouawiya ? Il est permis d'en douter.

Blog « Merville Post »

*Soner Cagaptay est l'auteur d'un ouvrage sur la Turquie contemporaine : « The New Sultan: Erdogan and the Crisis of Modern Turkey »
** « After the Prophet – The Epic Story of the Shia-Sunni Split »

 

 

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commentaires (4)

Les paroles sans les pensées ne vont jamais très loin....

ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

14 h 55, le 11 janvier 2017

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Commentaires (4)

  • Les paroles sans les pensées ne vont jamais très loin....

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    14 h 55, le 11 janvier 2017

  • ATATURK LES AVAIT PROPULSES DANS LE VINGTIEME SIECLE ... LE PRETENDU SULTAN DANS LE MOYEN AGE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 38, le 11 janvier 2017

  • Toujours plus de plaisir à vous lire Mr Merville , en cette année 2017 qui commence bien grâce à votre article si pointilleux . Vous dites bien : gouverneur d'un territoire comptant ce qui constitue de DE NOS JOURS la Turquie, le Liban, la Syrie, la Jordanie et la Palestine ETC.... ce qui prouve que connaissant l'Histoire vous n'avez pas voulu faire étalage inutile de vos connaissances . Par ailleurs Mr Merville ce que vous écrivez concernant erdo et ses facéties laisse entrevoir des troubles à venir que cette série d'attentats laissent présager . Madame nature guerre a peur du vide . Meilleurs vœux Mr Merville .

    FRIK-A-FRAK

    12 h 03, le 11 janvier 2017

  • "Et le tout-puissant gouverneur d'un territoire comptant ce qui constitue de nos jours la Turquie, le Liban, la Syrie, la Jordanie et la Palestine de répondre...." Rectification SVP : Du temps de Mouäâwïyâ, le territoire de la "Turquie" actuelle était encore celui de l'empire romain d'Orient : l'Empire Byzantin ! Ce n'est qu'à partir de la fin du 10ème siècle et du début du 11ème siècle que l'Islam y pénétra, via les tribus et clans Seldjoukides puis Ottomanes.

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    07 h 56, le 11 janvier 2017

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