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Lifestyle - La mode

Tony Salamé, le luxe, les jeunes et Beyrouth

En 1989, à peine terminées ses études de droit à l'Université Saint-Joseph, Tony Salamé posait à 23 ans les jalons de ce qui allait devenir un empire du luxe dans un pays ruiné par la guerre. Aujourd'hui, Aïshti a 27 ans et son fondateur aborde la cinquantaine avec un bilan qui dépasse largement ses premières espérances.

Tony Salamé. Photos D.R.

Le luxe, en pleine guerre, était-ce une urgence ?
C'est sûr qu'en 1989 on ne voyait pas encore la fin de la guerre, et il nous restait encore de longs mois de combats et de catastrophes. Mais il faut avoir vécu cette période pour comprendre le besoin des gens de sortir malgré les risques, de s'habiller, de rêver, de faire la fête comme ils ne l'ont jamais fait par la suite, même durant les années les plus stables. Au début, chaque fois que je pouvais voyager, je ramenais avec moi quelques vêtements que je revendais pour rembourser mes frais. Mes amis attendaient impatiemment que je déballe mes valises. Le bouche-à-oreille a fait le reste, les commandes ont commencé à pleuvoir. J'ai ouvert une première boutique à Jal el-Dib, dans une ruelle en retrait de l'autoroute qui était souvent bombardée. La tendance était à la culture japonaise, avec les nouveaux créateurs de mode qui changeaient la donne à Paris. Je l'ai appelée « Aïshti », « Je t'aime » en japonais. Les clients se précipitaient pour réserver les articles à peine sortis des cartons, et avant même qu'on n'y mette les prix. J'ai retenu de cette expérience plusieurs leçons, parmi lesquelles : 1 - La guerre n'est pas contradictoire avec le commerce. 2 - La guerre incite à la frivolité. 3 - On ne peut pas changer son environnement, mais on peut changer d'état d'esprit, et le vêtement y contribue. 4 - Il faut toujours prévoir des jours meilleurs et s'y préparer.

 

Aïshti a aujourd'hui plus de la moitié de votre âge. Des regrets ?
Aucun. Aïshti a été un succès, de bout en bout, malgré des prises de risque qui n'étaient pas évidentes. Après avoir ouvert de nouvelles boutiques à Achrafieh et Verdun, j'ai emboîté le pas à Rafic Hariri qui avait un rêve immense pour Beyrouth. Le magasin de la rue Moutran, au centre-ville, a été construit dans une zone en ruine où il n'y avait même pas de chaussée. Il n'y avait encore aucun grand magasin à Beyrouth. C'est devenu une icône, un centre d'attraction et un point de repère pour les touristes qui commençaient à affluer. Il est indispensable de créer des pôles, des lieux rassurants et accueillants qui donnent de la ville une image de luxe, de légèreté et de stabilité. Aujourd'hui, avec toutes les boutiques qui ont suivi sur la même rue, notamment la boutique Dior, et dont la plupart ont été aménagées l'été 2006, en pleine guerre israélienne, et aussi avec celles que nous avons ouvertes à Beirut Souks et sur la rue Fakhri bey, ainsi que le spectaculaire bâtiment Aïshti by the Sea à Antélias, dessiné par l'architecte David Adjaye, avec son site exceptionnel, son spa Urban Retreat, ses restaurants, et l'ouverture de la fondation Aïshti dédiée à l'art contemporain, je peux dire que d'étape en étape nous avons réalisé tout ce dont le Liban avait besoin pour retrouver sa place sur la carte internationale du luxe et de l'art de vivre. Notre succès a fait boule de neige, de plus en plus de boutiques et de centres commerciaux ont ouvert, et tout cela a créé une synergie dont nous sommes fiers. Aujourd'hui, rien ne me touche autant que de voir un groupe de touristes du Golfe se photographier sous nos enseignes. La situation est difficile, mais j'ai appris que l'optimisme est toujours payant. Je réfléchis toujours sur le long terme, c'est ma recette et mon mode de fonctionnement. Les banques libanaises devraient en faire autant. En cette fin d'année, Aïshti by the Sea n'a qu'une quinzaine de mois d'existence, et bien que j'aie tendance à être sévère envers moi-même, je peux dire que nos résultats commerciaux sont satisfaisants au regard de tout ce qui a été investi et entrepris, et ils vont l'être encore davantage.

 

L'art fait-il vendre de la mode ?
Notre but n'a jamais été de proposer de l'art pour vendre de la mode. D'une manière générale, les gens qui aiment la mode dans ce qu'elle a de plus noble – son aspect créatif, sa connexion avec la culture contemporaine – sont aussi attirés par l'art. Moi-même, j'ai commencé à m'intéresser à l'art par le biais de la mode. Au début des années 2000, ces deux univers étaient déjà très liés, comme on le voyait par exemple avec les collaborations entre Louis Vuitton et Murakami. J'ai commencé à semer des œuvres d'art dans les boutiques de Aïshti, et j'ai vu que cela contribuait à créer une expérience particulière, une atmosphère plus intéressante que celle d'un quelconque magasin d'habits. En tant que collectionneur, j'ai souhaité partager ma collection avec le public, sachant qu'il n'y avait encore aucun musée d'art contemporain digne de ce nom au Liban. Aujourd'hui, les projets de musées se multiplient et je suis heureux d'avoir été le pionnier de cette tendance qui va contribuer à faire du Liban une destination intéressante et prestigieuse pour les visiteurs, et, mieux encore, offrir à la jeune génération une ouverture dont la mienne n'a pas pu bénéficier.
En ce moment, je reçois tous les jours quatre ou cinq experts et créateurs européens ou américains qui ne cachent pas leur admiration quand ils visitent Aïshti by the Sea. Ils affirment que ce concept n'a pas son pareil au monde, en tous points de vue. Le directeur des joailleries David Yurman m'a même dit que c'était le plus beau qu'il ait vu. Adjaye a fait un excellent travail, on ne peut pas mieux faire. Nous avons reçu, mi-décembre, la grande artiste coréenne Haegue Yang qui a réalisé une installation exclusive dans le magasin juste après son exposition au Centre Pompidou et aux Galeries Lafayette. Ces actions sont gratifiantes. Quand on est Aïshti, on a encore plus de responsabilités envers son public que les Galeries Lafayette, par exemple, qui sont, elles, entourées de musées.

 

Quels sont vos projets pour les mois à venir ?
Il faut avancer pour ne pas reculer. Nous avons toujours plusieurs projets d'avance. Nous venons d'ouvrir, rue Moutran, un splendide espace pour Valentino homme et femme, et une boutique Marc Jacobs à la place de l'ancien Valentino. Nous allons bientôt ouvrir une boutique Kenzo à la place de Etro, sur Fakhri bey. Toutes les autres boutiques vont être rénovées. Je tiens par-dessus tout à sauvegarder ce secteur qui est le cœur battant du centre-ville et préserver ce qu'il reste du Beyrouth de mon enfance que j'ai peu connu mais qui m'a toujours fait rêver. En mai, nous allons inaugurer la nouvelle mouture de l'ancien bâtiment en corten de l'enseigne Aïshti Seaside. Il sera consacré à la domotique et l'ameublement, avec une offre avant-gardiste. Nous allons y ouvrir aussi deux restaurants en collaboration avec Em Sherif et Tony Habre, je n'en dis pas plus, ce sera une surprise. Toujours en mai, nous allons aménager à Aïshti by the Sea un espace extérieur pour les enfants, très recherché, inspiré par mon fils de 3 ans, avec des manèges et tout ce que les tout-petits adorent. Avec les restaurants et le spa et gym Urban Retreat qui n'a rien à envier à celui de Harrod's, notre offre loisirs et bien-être sera ainsi complète.
Par ailleurs, je me suis donné pour mission de terminer d'ici à quatre ans, en collaboration avec Solidere, le bâtiment dessiné par Zaha Hadid sur le site du khan Antoun bey, sans doute le dernier qu'elle ait conçu avant sa mort. Ce khan futuriste sera un des plus beaux grands magasins du monde. Je ne peux pas encore dire s'il remplacera les commerces de la rue Moutran. Tout dépendra du contexte. J'espère pouvoir garder les deux de manière à ce que cette rue du centre-ville continue à vibrer.

 

Vous êtes souvent critiqué, quelle est votre réponse à ce dénigrement ?
Le Liban est un petit pays, c'est aussi une petite société dans laquelle il n'est pas facile d'émerger. On n'imagine pas à quel point l'environnement du travail est difficile, ne serait-ce que pour l'obtention des permis. Je n'écoute pas les critiques destructives. Je me suis construit avec elles, depuis le départ. Si je devais m'y arrêter, je m'arrêterais tout court. Les gens qui me dénigrent n'ont pas fait le dixième de ce que j'ai réalisé pour mon pays. J'ai développé le luxe et l'art, ce sont mes domaines, c'est ce que je sais faire. J'aurais pu investir les mêmes sommes dans n'importe quel autre pays au monde, avec moins de risques. J'ai choisi de le faire au Liban, pour mes enfants, pour qu'ils aient des racines, pour les jeunes qui n'ont pas vécu ce que nous avons vécu, pour leur donner confiance et espoir. Aujourd'hui, nous employons un millier de personnes qui font vivre autant de familles. Nous offrons une visibilité aux jeunes designers et leur travail est repéré par des experts qui comptent au niveau international, pour ma plus grande fierté. Nous employons dans nos magazines, A Mag et L'Officiel Levant, de jeunes créatifs auxquels nous donnons l'entière liberté de s'exprimer et la possibilité d'apprendre de leurs erreurs, malgré notre collaboration permanente avec Sagmeister & Walsh, une des agences new-yorkaises de création et d'identité commerciale les plus pointues au monde. Nous soutenons la presse parce que nous sommes convaincus que le Liban sans sa liberté d'expression et sans sa presse n'est pas le Liban. Nous œuvrons, malgré les chantages et les commérages, à préserver l'essence de ce pays qui est multiculturel, plurilingue, et qui adore la mode et la sophistication. Nous sommes commerçants, bien sûr, mais avec une mission.

 

Sur une baie vitrée de votre appartement à Achrafieh, on lit « Under the top ». Que signifie pour vous ce message ?
C'est une œuvre réalisée sur mesure par l'artiste conceptuel Lawrence Weiner. On a beau regarder le sommet, il y a toujours moyen d'aller plus haut et il y a toujours plus haut que soi. Il ne faut jamais perdre son humilité, même si on a enregistré quelques succès. Mais regarder le « top », c'est déjà pas mal. À cinquante ans, j'ai déjà réalisé une bonne partie de mes rêves. J'attaque la suite, on verra bien ce que les prochaines années me réservent.

 

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