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Culture - Cérémonie

Insaisissable Bob Dylan

En lui attribuant son prix de littérature, le comité du Nobel ne s'est pas trompé. Il s'est mis au diapason des temps.

Malgré sa notoriété, Bob Dylan reste un grand timide. Interviewé, il devient parfois agressif.

Tout en se déclarant (en retard) « incroyablement honoré », Bob Dylan ne se rendra pas demain à Stockholm pour recevoir le prix Nobel de littérature. Dommage. À travers Dylan l'insaisissable, c'est toute une génération qui rêvait de voir ses rêves couronnés.

Malgré ce qui doit être pour lui une cruelle déception, il faut féliciter le comité du Nobel de s'être aventuré aussi loin des conventions et d'avoir attribué à Bob Dylan son prix de littérature. Ce que l'écriture et le « dire » de cet (en)chanteur sont pleinement. Car Bob Dylan, ce ne sont pas des chansons, c'est une œuvre. C'est un torrent de textes qui prend sa source au plus profond de l'Amérique et, charriant époques et lieux, mœurs et rêves, succès et échecs, se jette dans le grand océan de la culture universelle.

Le comité du Nobel l'a comparé à Homère et à Sappho, et certains ont pensé que c'est aller trop loin chercher la correspondance. Pas du tout, ni dans la forme ni sur le fond. Dans la forme, la récitation des textes, y compris modulée, est connue depuis l'Antiquité. C'est une forme de liturgie.

Sur le fond, en cet homme – même si ce n'est pas en lui seulement –, vous avez très certainement l'Odyssée de l'Amérique profonde du XIXe et du XXe siècles. Celle des migrants et de la conquête de l'Ouest, celle des Noirs et des Blancs, celle du racisme et des idéaux pacifistes, du sud profond et des cafés de New York, de la prohibition et des hors-la-loi, du rêve américain et du cauchemar climatisé, de la grand-route et des trous perdus, des motels bon marché et des limousines rutilantes. Il faut aller sur internet pour se rendre compte combien d'Américains s'identifient dans ses chansons et s'y retrouvent, en de longs commentaires passionnés et reconnaissants. Pour constater à quelle profondeur ses chansons sont écoutées et appréciées. C'est à cette profondeur que le prix Nobel a rejoint le peuple américain, et il a eu raison.

 

(Lire aussi : Deux mois après, Bob Dylan dit merci pour son prix Nobel)

 

Une gemme à sa couronne
Un prix Nobel n'a pas à faire l'unanimité. Que d'autres écrivains méritent la notoriété, c'est certain. Mais que l'on conteste la grandeur, la brillance et l'extrême sincérité des textes de Dylan, voilà qui paraît abusif. La littérature n'est pas seulement art de l'écrit et de la lecture. Elle peut être aussi un art de l'exprimé, et nul ne saurait contester que Bob Dylan a conduit le folk et le country américain, expressions culturelles d'un peuple à une dimension avant lui inexplorée.

Exiger que les textes de Dylan soient jugés indépendamment de la musique, c'est avoir en effet une conception étriquée de la littérature. Bien sûr, comme tout grand créateur, ses textes peuvent être inégaux. Mais à qui veut-on que Bob Dylan ressemble ? À Saint-John Perse ? À Le Clézio ? À Tranströmer ? Maître incontesté d'un art fusionnel de scène, d'écoute et d'interprétation, Dylan est leur égal. En étant lui-même. Le Nobel a légitimé aux yeux du monde académique tout un art du « dire » qui est tout à la fois expression littéraire et supralittéraire.

Le Nobel de littérature ne fait pas la grandeur d'un écrivain. Il attire l'attention sur sa grandeur. Un écrivain est grand, indépendamment de ce prix. Du reste, il n'est pas de grands écrivains. Il est de grandes œuvres. Les écrivains, eux, sont faits de chair et de sang. Ce n'est pas leur vie privée qui est consacrée – elle est parfois en lambeaux – mais leur génie créateur. Et contester qu'à ce niveau-là Bob Dylan se distingue, c'est de l'aveuglément pur et simple ; contester qu'à ce niveau-là, il est des princes et des sujets, c'est ne rien comprendre à la littérature. Voici un prince et voici l'une des gemmes de sa couronne.

 

Sans complexe
Aimons Dylan sans complexe, aimons la façon dont il projette ses syllabes, ses rimes, ses assonances et ses allitérations, sa scansion si particulière ; ses phrases qui nous hantent et ses trouvailles qui nous charment (Idiot wind, Chimes of Freedom ou Hurricane ). Aimons aussi la façon dont il télescope naturel et surnaturel, la façon dont il aime et déteste, dont il dénonce l'injustice et prophétise « l'apocalypse sociale ». Aimons sa façon de railler la police raciste blanche, sa façon d'être l'Arthur Rimbaud des motels et des cafés (Visions of Johanna). Aimons aussi sa façon de dire sa soif de Dieu et ses lancinants désespoirs amoureux. Et d'annoncer les pluies violentes du Jugement (A Hard Rain's a-Gonna Fall).

Bien entendu, il y a des moments forts dans sa carrière, comme des moments de moindre inspiration. Bien sûr, il a pu craindre de perdre son public, après ses trois albums directement évangéliques, et ainsi revenir à des albums plus mitigés, plus nuancés, où il semblait se chercher, se répéter. Et alors ?

Tous les créateurs ont des passages à vide, des hésitations, des « opera minores ».
Un jour, devant Jean-Paul II, Bob Dylan interpréta Blowing in the wind. C'était l'une des Journées mondiales de la jeunesse. Le pape déclara : « Ce vent, c'est celui de l'Esprit. » Débarquant à Greenwich village de son Minnesota natal, en route pour la gloire, Bob Dylan capta un « souffle » (en arabe, le même mot signifie souffle, vent et esprit) et le restitua dans des chansons énigmatiques, dans des vers tout imprégnés d'images bibliques. Comme Rimbaud, chanson après chanson, ce garçon incroyablement doué « fixa des vertiges ».

« The Times They Are a-Changin' » chanta-t-il en troubadour de l'inconscient. Effectivement, les temps changèrent. Une espèce de révolution culturelle jetait à bas les poncifs de l'establishment et la nuit morale qui les accompagnait (Masters of war, Lonesome death of Hattie Caroll, With God on our side). D'autres groupes vinrent dans la foulée, mais ce n'était pas le même esprit. Dylan fonctionnait à une autre profondeur. Il refusa de se constituer prisonnier aussi bien du « protest song » qui ponctua les marches contre la guerre du Vietnam et le racisme que de la « révolution sexuelle » qui submergea les campus. Lui, en prophète solitaire, ne faisait que composer et chanter. C'est ce qu'il continue de faire. C'est ainsi qu'un jour il vit sa gloire « from the west coast to the east » et qu'il désira sa « rédemption». « I shall be released » chanta-t-il.

La « littérature » est parfois le lieu textuel et vital où tout un peuple se lit, et non seulement une chapelle d'intellectuels grisonnants. En attribuant son prix de littérature à Bob Dylan, le comité du prix Nobel ne s'est pas trompé. Il s'est mis au diapason des temps.

Pour les amateurs, les libraires proposent cinq ou six livres sur Bob Dylan, y compris « Bob Dylan, poète de sa vie », de Jean-Dominique Brierre et « Bob Dylan, sa vie et sa musique », la somme référence de Robert Shelton, et plusieurs albums et compilations des textes de ses chansons.

 

 

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commentaires (1)

Qu'on soit d'accord ou non avec le jury du Nobel, on ne peut qu'être d'accord avec le journaliste dont la culture musicale et littéraire et l'engagement personnel sont très séduisants.

Marionet

11 h 52, le 09 décembre 2016

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Commentaires (1)

  • Qu'on soit d'accord ou non avec le jury du Nobel, on ne peut qu'être d'accord avec le journaliste dont la culture musicale et littéraire et l'engagement personnel sont très séduisants.

    Marionet

    11 h 52, le 09 décembre 2016

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