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Lifestyle - Photo-roman

Ali et moi, à chacun son traîneau...

Photo GK

D'où je viens ? D'où je pars ? Comment je me définis ? Je me pose sans cesse ces mêmes questions en battant les cartes de mes géographies composites. C'est que j'ai la libanitude incertaine depuis que je me suis libéré des liens noués trop serrés et me suis fait nième maillon de notre noria d'expats. Mais il aura suffi que le mois de décembre pointe le bout de son nez mouillé pour que mes racines reviennent m'étreindre et m'enserrer. Il aura suffi que je branche mon numéro libanais et que défilent ad nauseam ces cartons d'invitations digitales pour que je réalise qu'en définitive, et tristement, je ne suis plus que libanais de naissance et de vacances. Et des piles de ces messages d'amis qui se souviennent de mon existence par intermittence et ne me considèrent plus que libanais de circonstances, d'août et de décembre. Ils n'ont pas tort : c'est bien cela que je suis devenu.

Un migrant, un expatrié
Il y a eu surtout une image envoyée par le concierge Ali qui a l'habitude de m'inonder d'intempestives vidéos récoltées dans des recoins douteux du Net. Contre toute attente, il s'agissait de la photo du traîneau indécrottable de Geryès Taxi, sa Range Rover héritée de l'époque des milices, ses cerfs au regard de méduse pétrifiée, son père Noël goguenard et éborgné, sortants tout farauds des méandres des fêtes de l'an dernier. En dessous, il y avait écrit en arabe : « Tout est prêt, on t'attend. Yalla. » Ali, un peu comme moi, est parti de chez lui. Sauf que lui est un migrant syrien aux espérances perforées, autant que je suis un expatrié amidonné dans un costard-cravate, trouillard parti se lover entre les tours rassurantes de la city londonienne. Dans son patronyme de migrant, il y a une notion de déracinement, de non-choix, de suppression et une multitude d'incertitudes et de points d'interrogations. Quand mon passé, mon présent et mon futur reposent paisiblement sur des lourds piliers de certitudes. Moi qui crie au loup de ces « Allô Maman Bobo » lorsque ma machine à laver a le malheur de noircir mes chemises blanches ou que mon compte en banque joue au yo-yo avec le zéro. Cette dite maman qui fait office de DHL pour kebbés et autres feuilles de vigne farcies dont je ne peux me passer.

Je sais déjà
Contrairement à Ali, dans quelques jours, je choisirai de faire la navette vers mon Beyrouth fort douillé, en compagnie de mes copains éparpillés à Paris, New York, Tokyo et, au pire, dans les pays du Golfe. En cette fin 2016, même si l'économie agenouillée n'incite pas à l'euphorie, je sais déjà que la famille et les compatriotes rejetteront derrière l'épaule leurs écharpes tissées de fatigue et se mettront en branle pour honorer cette période de fête. Que le pays jouera les jongleurs de poncifs et les racleurs de fonds de tiroirs pour faire fleurir ses rues de ces sempiternels sapins déglingués, klaxons rassurants, guirlandes scintillantes de science-fiction, neige en polyester et houx artificiel. Je m'impatiente à l'idée de retrouver mes costumes bien repassés, mes chaussures impeccablement cirées, mes pommettes rosies aux farandoles de ragoûts. J'entends déjà les coups de fil frénétiques de ma mère inquiète, car je cavale jusqu'à pas d'heure, entraîné par mes copains sur des dance floors qui se déhanchent et me creusent des cernes ravies et alcoolisées. Et ses reproches parce que je ne la vois pas assez, que je n'organise pas mes vacances comme il se doit, que je ronfle jusqu'à midi alors que « tu n'es là que pour deux semaines ».

Je prévois dès lors la tournée des collatéraux, avec ou sans dommages, ces visites qui surfent sur des plateaux en argent gavés de dragées et liqueurs d'une autre ère. Je sais aussi que le grand oncle qui peine à joindre les deux bouts ne manquera pas de me filer en douce l'enveloppe des Noël. Toute cette famille qui ne voit plus en moi que le héros trivial d'une diaspora rayonnante qui doit s'empresser de fonder un foyer et faire des enfants, histoire de consolider la descendance et d'assurer un passeport bis. Je ne me fais pas d'illusion, le temps me filera d'entre les doigts et foncera vers le réveillon du 24 décembre qui ne bougera pas d'un fil. Je pense aussi à Ali qui, au rez-de-chaussée, se retrouvera avec sa famille autour d'un sapin maigrichon et de quelques tranches de pâté.
Mais avec tout ce qui nous sépare si injustement, lui et moi fêterons dûment aux sons d'un Tino Rossi crachouillé par les haut-parleurs du traîneau de Geryès Taxi...

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

 

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